lundi 5 décembre 2011

Aimez-vous Brahms ?

Quelle familiarité acquiert-on au fil du temps avec des œuvres d’art ? Comment se développe une proximité avec les films de Kubrick, les sonates de Beethoven par Guilels, les romans de Julian Barnes ou les aquarelles de Turner ? Si les mécanismes me paraissent identiques que l’on parle de musique, de littérature ou de peinture, leur fonctionnement reste très personnel puisqu’il fait appel à notre univers mental, que l’on construit vraiment depuis l’âge où l’on sait distinguer ce que l’on apprécie du reste. Neuf, dix ans ? Avant l’influence parentale pèse encore trop. J’ai entendu jusqu’à plus soif du Julien Clerc, des Beatles, du Francis Cabrel ou du Elton John dans mon enfance, au point de connaître encore par cœur des dizaines de leurs chansons aujourd’hui. Si on m’avait demandé, je n'aurais pas su dire si je les écoutais par goût réel ou par simple mimétisme.

Quand je découvre un auteur, plusieurs situations peuvent se produire. Cela peut paraître réducteur, lorsqu'on essaie de l’écrire, pourtant un tri de l’information est toujours à l’œuvre inconsciemment : on discrimine, on classe, on range dans des boîtes, avec tout ce que cela peut comporter de factice et d’idées reçues. Cela reste très poreux : nos intérêts et désintérêts, dans tous les autres domaines, percolent dans ces boîtes imaginaires qui vivent grâce à cet arrosage multiple.

Première possibilité, je commence à lire un livre mais je patine : il me rebute, je n’avance pas, me perds et n’achève pas l’ouvrage. Je sais que je n’y reviendrai pas, c’est définitif sauf exception. Il est rare de commencer un livre qui tombera dans cette « catégorie » parce qu’en règle générale on a au moins une vague idée d’où on met les pieds, mais cela arrive. Mes deux sommets parmi les chefs-d’œuvre incontestés : Voyage au bout de la Nuit de Céline et Belle du Seigneur de Cohen. Je ne crois plus à l’œuvre dont on se dit après les cent premières pages qu’on n’est pas prêt, qu’on pourra peut-être réessayer plus tard (j'ai essayé sans succès). Le goût ne change pas tant.

Deuxième possibilité, l’auteur dont on lit un livre ou deux. On ne sait pas forcément à l'avance qu’on s’arrêtera au deuxième, ce que l'on sait c'est qu'il est très peu probable que l’on persévère au-delà. Il fallait simplement savoir à quoi s’en tenir. Dans cette case je mets Marc Lévy ou Jean d’Ormesson. Pas grand-chose à en dire.

Troisième possibilité, l’auteur que l’on aime. On se rue sur tout, on essaie de débusquer les recoins obscurs de sa production. Ça sera rapide parce que l’écrivain est d’un seul livre, ou a très peu publié ; ça prendra du temps pour des raisons inverses, peu importe. On a une bonne connaissance de ce que l’on apprécie justement en allant voir ce qu’il y a dans les marges, en découvrant des aspects insoupçonnés après avoir marché dans les larges allées, ou en faisant les deux en même temps. Vous vous engouffrez dans un petit trou de serrure et découvrez de grands espaces. Exemples personnels : Hervé Guibert, Ernest Hemingway, Saint-John Perse, Jean Echenoz, Charles Dantzig, John Steinbeck. On peut bien vous dire que ces écrivains sont mauvais ou moins bons que tel autre, vous vous en moquez. Ils sont vôtres, vous sucez le sang de leurs écrits comme un moustique qui serait tombé dans une poche à perfusion, vous le reconnaissez en quelques pages, et un jour vous aurez lu toute sa production ou presque (si ce n’est déjà le cas). Ce n’est qu’une question de temps. Une relation privilégiée s’établit, assez difficile à définir, en tout cas c’est très plaisant, cela réchauffe.

Quatrième possibilité, l’auteur que l’on aime mais dont on sait que la relation qu'on a avec lui ne sera jamais complète. Souvent parce qu’il est trop prolifique et que l'on ne lira jamais tout, moins souvent parce que sa production n'est pas facilement trouvable ou parce qu'elle n'est pas traduite et que vous ne lisez pas sa langue. Illustration non exhaustive : Victor Hugo, Georges Simenon, Sandor Maraï. Le lien qui vous unit à cet auteur est malgré tout du même ordre qu’avec un auteur de la catégorie précédente.

Ces ensembles participent à la construction brique à brique d'édifices que l'on peut parcourir tous les jours des fondations aux combles, sachant dans quelle zone on ne veut pas mettre les pieds, dans quelle autre on resterait, bien affalé au soleil ou dans un canapé. Par un effet boule de neige, on veut toujours les rendre plus vastes, ajouter des pièces, en changer l'organisation parfois. Quand ce n'est pas tout casser et rebâtir sur les décombres, ou très loin ailleurs.

samedi 22 octobre 2011

LYS-OPO-LYS

Sur le tarmac grouillent des insectes caparaçonnés et difformes : des coccinelles à roulettes, des lombrics à essence, des coléoptères ventrus qui cachent sous leurs élytres bagages, nourriture et mauvais café. Comme dans une ruche, on s'agite autour de grosses larves blanchâtres et rondes. On les nourrit, on les nettoie, on les choie. Pataudes, presque grotesques, tirées et poussées par des scarabées trapus, elles avancent lentement sur la piste. On remarque enfin leurs ailes et, gracieuses, elles s'élancent vers le ciel.

*

Quoi de plus charmant qu'un steward qui rougit lorsqu'il remarque que vous le regardez faire la danse de la sécurité ?

*

C'est une chose que de ne pas avoir peur en avion, c'en est une autre que de supporter stoïquement l'écoute des consignes de sécurité. Une fois enregistrées en français, puis en portugais, puis mimées en anglais. Cette insistance a quelque chose de suspect : pourquoi veulent-ils tant qu'on ne panique pas ? Et pourquoi ne faut-il pas gonfler le gilet de sauvetage tant qu'on est dans l'avion ? Risque-t-on d'étouffer ou de rester coincé dans la porte ? Pourquoi, surtout, devrait-on entendre la consigne brace, brace ? La manière posée dont l'énonce la voix enregistrée semble déjà résignée : pas d'exclamation, une simple constatation. Brace, brace. La position à adopter, inconfortable et introspective, conviendrait à la prière. Brace, brace and pray.

*

Lors des phases de décollage et d'atterrissage, les rideaux qui masquent les hublots doivent être relevés. La raison n'est pas donnée à cette exigence dont on voit mal en quoi elle améliore la sécurité. Que les pilotes voient la piste, certes, mais les passagers ? Mon hypothèse : ce n'est que pur sadisme. Il faut que les quelques uns qui ont vue sur les ailes profitent du spectacle : l'aile qui vibre et qui tremble, comme une feuille de papier au vent ; les traces d'usure qu'on n'avait pas remarquées avant, sur le métal, sur les rivets ; cette constatation terrible, quand s'abaissent complètement les volets, que l'aile qu'on espérait solide est en fait creuse, ouverte à tous les courants d'air. Cette obligation de maintenir découverts les hublots, c'est la claque : je jurerais que les premiers à atterrir, après l'atterrissage, sont ceux qui n'ont pas quitté les ailes des yeux.

*

Ladies and gentlemen, my name is John Flam, and I am you captain on this flight to Porto.

Personne n'avait rien remarqué, jusqu'à la traduction par le steward.

Mesdames et messieurs, une traduction du message de notre commandant, le Capitaine Flam.

jeudi 6 octobre 2011

Un samedi à Paris

L'arrivée

11h45 —  Le train longe une station d'épuration dont j'aime bien le logo qui sort d'un étang. Ce serait assez bucolique si l'on oubliait d'où sort l'eau. L'eau : à sa vue, ma vessie se réveille, je veux aller au toilettes, mais Paris n'est plus très loin, si les toilettes sont occupées, je devrai aller aux suivantes, qui si elles sont occupées, etc., si je n'en trouve pas de libres avant Le Vert de Maisons, je risque d'être encore dedans en Gare de Lyon, il ne faut pas aller aux toilettes quand le train est à l'arrêt, en tout cas dans les Corail, est-ce vrai dans les TGV ?

11h50 — Maisons-Alfort, Alfortville, Le Vert de Maisons... Question rituelle : Tu préfères Maisons-Alfort ou Alfortville ? Ça n'amuse personne que Romain et moi. Les messieurs en costumes, debout depuis la station d'épuration, nous regardent avec condescendance. Je ne suis pas allé aux toilettes.

11h54 — Il faut parfois se reposer le goût, comme un sportif s'accorde une journée de relâche en culpabilisant un peu de son amollissement plaisant. J'aime l'architecture quand elle se rapproche de la géométrie : les lignes droites qui tracent des perspectives, les courbes qui faussent la gravité, les angles qui surprennent. Pour autant, une fois de temps, en bord de Seine, ce que j'aime Chinagora !

12h10 — Il n'y a pas plus belle vitrine de Paris que cette esplanade : les brasseries accueillantes, les vieilles pierres du beffroi, les trains de taxis pour le pittoresque. Sous un ciel gris, c'est poignant, sous le soleil, c'est charmant.

—  Si l'on pouvait croiser des toilettes publiques...

Question rituelle

Systématiquement, malgré les quolibets, en descendant du train, après deux heures de trajets côte à côte, je demande à Romain :

As-tu fait un bon voyage ?

Frustration récurrente

—  Où veux-tu aller ? Le Marais ?

—  Oh ! oui, tiens.

—  On passe par la Bastille ?

—  Oh ! oui, tiens.

—  Je te suis.

—  ...

—  Avoue que tu le fais exprès... C'est par là.

Parcours habituel

Gare de Lyon, Arsenal, Bastille, Le Marais, Hôtel de Ville, Île de la Cité, boulevard Saint-Michel, Gibert, la Chaumière à musique, quai Malaquais (Pas sur la bouche), Châtelet, Palais-Royal, Louvre, Tuileries, Faubourg Saint-Honoré, Champs-Élysées, etc.

Les parisiens en sont horrifiés et nous traitent comme des marathoniens.

Plus tard

—  Et maintenant, où veux-tu aller ?

—  Père Lachaise ?

—  Trop loin.

—  Montmartre ?

—  Trop loin.

—  Opéra ?

—  On en vient.

—  Ah, bon ?

—  Avoue que tu le fais exprès...

Début de soirée

Ce qu'on trouve à Paris : des chocolatiers, des chausseurs, des brasseries, des modistes, des boulangers, des maroquiniers, des bistrots, des bijoutiers et partout, partout, partout, des cavistes qui ont peur du noir. Le touriste vagabonde dans l'insouciance : il sera toujours temps d'offrir à nos hôtes une bouteille de vin. Croit-il. Un courant d'air un peu plus frais, le ciel qui rosit signalent soudain la soirée qui s'approche. Et, à mesure que l'obscurité avance, les cavistes disparaissent. Ils ne ferment pas, non, ils s'évaporent, comme cette part des anges qui s'enfuit des fûts les plus hermétiques. L'heure s'approche de sonner chez nos amis, les mains restent vides, l'angoisse sert le cœur et presse la vessie. À force de détours, on finit par trouver ce que l'on cherche. Romain paye, je me dandine d'un pied sur l'autre. Romain sonne à l'interphone, je me dandine d'un pied sur l'autre. On prend l'ascenseur, je me dandine d'un pied sur l'autre. On sonne, etc.

C'est ainsi que persistent des réputations.

samedi 13 août 2011

Iconographie

Saint Jérôme et Saint Matthias sont dans un musée : cela commence comme une histoire drôle, c'est un souvenir de Londres où je les ai croisés à la National Gallery. Je les y ai reconnus à un détail subtil : leur nom, sur le carton, à gauche du tableau. Mais d'autres indices auraient dû me guider. Un lion levait la patte aux pieds de Saint Jérôme et Saint Matthias tenait une hache ensanglantée : l'un avait enlevé une épine des coussinets du fauve, l'autre s'était fait martyriser façon équarrissage.

Non loin, deux saintes dont j'ai oublié le nom : l'une, que l'on aurait prise pour une première communiante, tenait le cierge qu'elle avait rallumé d'un souffle après que le diable l'eut éteint ; l'autre, sortie d'une maison des horreurs de fête foraine, serrait contre elle une Bible entourée d'un ruban que terminaient, comme des pompons, deux yeux. Oui, deux yeux globuleux sur lesquels des veines criardes dessinaient comme des parallèles et des méridiens. C'est que la lecture de la Bible lui avait rendu la vue, nous explique le carton, sans percer complètement le mystère : si elle était aveugle, comment a-t-elle lu les Écritures ? Cette Bible et ces yeux, ce sont la poule et l’œuf.

Évidemment, tout ceci n'est pas à prendre trop littéralement. Ces attributs ne sont là que pour aider le fidèle à différencier les innombrables barbus qui décorent les vitraux d'église et fournissent les légions célestes. Au contraire de leurs prénoms ridicules — Ouen, Cloud, Pancrace — les pauvres gens n'en étaient pas affligés de leur vivant. (D'autant que beaucoup en sont morts. Voir Matthias et sa hache.) Saint Jérôme allant faire ses courses, aucun boucher ne l'aurait accepté dans sa boutique avec son lion : Jérôme serait mort de faim, les peintres l'auraient représenté avec une assiette vide en guise d'auréole, on aurait oublié le lion. (Jérôme l'aurait peut-être mangé, par désespoir.)

Tout ce bric-à-crac d'animaux empaillés et de détails horrifiques échappe de plus en plus au spectateur moderne. La maladresse de certains artistes n'aide pas : le lion semble en peluche, les écoliers se demandent quand Saint Jérôme a pu remporter le Tour de France ; Saint Georges terrasse un dragon de nouvel an chinois, on cherche en vain une croisade plus lointaine que les autres. Les plus cultivés confondent malgré tout Saint Georges et Saint Matthieu. N'était la barbe, on prendrait Saint Jérôme pour Sainte Blandine.

Il n'y a que Saint Sébastien que je reconnaisse à coup sûr aux nuées de jeunes gens sensibles qui s'attroupent devant son jeune corps glabre, pâmé et criblé de flèches.

dimanche 8 mai 2011

Tourisme

La rumeur

La Philharmonie de Cologne est une très belle salle, tout en bois clair et en poutrelles métalliques, où un orgue tubulaire répond à un escalier en colimaçon. Elle s'est cachée au pied du Musée Ludwig, sous une grande esplanade piétonne. Pendant les concerts, de petits panneaux et des gardiens débonnaires cerclent cette place pour demander aux passants de n'y pas passer : la rumeur de leurs pas pourrait gêner les auditeurs.


Belgicismes

  • Il pleut à Bruxelles, mais le serveur nous rassure : quand il pleut le matin, cela dure rarement la journée. Et puis, ça pourrait être pire : voyez le Bangladesh.
  • Un visiteur s'offusque qu'il faille laisser son sac au vestiaire pour visiter la maison Horta : Et mes vêtements, puis-je les garder ou doit-on visiter nu ?
  • Notre apéritif en terrasse est perturbé par des cris puis un client sortant du restaurant. Vociférations en anglais pittoresque parsemé d'italien, excuses embarrassées d'un serveur, le client s'enfuit à grandes enjambées. Silence embarrassé sur la terrasse. Sort notre serveur et, sur un ton maître-d'hôtel : Je crois que Monsieur est italien.

Guide du routard

J'ai découvert que les plans de métro lyonnais indiquent à la station Bellecour : Hôtel des Postes. J'aime ces expressions surannées.

— Où êtes-vous descendu ?
— À l'Hôtel des Postes. J'avais essayé, l'an dernier, l'Hôtel de Police, mais les chambres étaient petites et le service moyen. L'Hôtel des Postes est bien meilleur : le réceptionniste est un peu timbré, mais j'ai pris le pli.
— Je le note pour une prochaine fois : je repars ce soir pour Paris. Pourrais-je vous écrire ?
— Bien sûr, en poste restante.

lundi 18 avril 2011

Köln am Rhein

Voilà ce dont je me souviens, avant notre voyage : d'une ville d'excès et de féérie. On descend du train sous une gigantesque dentelle d'acier ; en face de la gare, la cathédrale est si grande qu'on y ferait tenir Notre Dame de Paris. Sous les ponts coule le Rhin et, à quai, un musée est amarré : d'une fontaine jaillit du chocolat ; des cacaotiers géants poussent dans une serre ; une brume tropicale détrempe le visiteur. Sur la péniche, l'Amazonie, partout ailleurs, la Ruhr. Mieux, la Rhénanie du Nord-Westphalie ! Profitons-en : mangeons des saucisses chez Früh, arrosons tout cela de Kölsch, grignotons des Berliner dans les rues piétonnes. Au détour d'une rue, une fontaine phallique et granitique. Moins un souvenir qu'une lecture récente : Cologne est une scène gay. Je devais avoir quinze ans la dernière fois que j'y ai mis les pieds. Je vous raconterai.

dimanche 23 mai 2010

Ne grimpez pas sur le lion

Mode d'emploi

  • Look right, Look left, Look both ways (à chaque coin de rue)
  • Keep clear fire exit (un peu partout)
  • Now wash your hands (sur la porte de sortie des toilettes d'un pub)

Précautions d'emploi

  • Caution very hot water (dans les toilettes du Royal Festival Hall)
  • Attention mind the hot rail (dans la salle de bain de l'hôtel, au-dessus du sèche serviettes)
  • Men working overhead (sur les échafaudages)

Effets secondaires

  • Don't sit on the wall, deep fall behind (sur les murets qui protègent les cours à l'anglaise)
  • Bikes chained to these railings will be removed (sur les grilles qui gardent les mêmes)
  • Seat-wetting hilarious (sur certains bus ventant telle comédie musicale)
*

La notice d'utilisation de Londres est placardée sur ses murs, peinte à même l'asphalte, partout, comique par sa répétition, poétique par ses raccourcis : don't climb on the lion, deep fall behind.

mardi 12 août 2008

Escale première : la Bretagne

 

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