dimanche 19 juillet 2020

Fabuleux blaireau

Une nuit que je ne saurais dater, sur une route que je ne saurais situer, dans une forêt que je ne saurais nommer, est apparu dans la lumière de mes phares un animal proprement fabuleux : un blaireau. Qu’est-ce qu’un blaireau, sinon une licorne à peine plus avérée ? On ne le connait que par de vagues souvenirs de morales dont il aurait fourni le prétexte à Monsieur de la Fontaine ; on le soupçonne d’être le genre d’animal à fréquenter des goupils dans certains romans. Jusqu’à cette rencontre, je n’admettais son existence que sur la foi d’un livre d’images affirmant que la faune française se constituait de chats et de chiens, indiscutables ; de souris, prouvées par leur commerce nocturne de dents de lait, et qui rendaient plausibles les musaraignes et les mulots ; de vaches, chevaux, poules et lapins, vus chez les grands-parents ; d’ours, de sangliers et de loups, évidemment ; et, donc, de loirs, de ragondins et de blaireaux qui ne devaient leur vraisemblance qu’au voisinage des animaux mieux étayés.

Que se dit-on lorsque, adulte, on croise pour la première fois sur sa route un blaireau ? Qu’il faut freiner car la bestiole est grosse et la voiture, de location.

Mais encore ?

Je me suis rappelé le Niger où j’ai admiré, dans un zoo et dans un parc, un rhinocéros, un hippopotame, quelques pintades, un phacochère et un squelette de dinosaure. Belles bêtes, certes, mais que j’avais déjà vues auparavant en France, certaines même servies avec du chou. À une demi-heure de chez moi, vivent ou vivaient des girafes, des lions, des éléphants neurasthéniques. Enfant, je rendais visite aux otaries du jardin Lecoq, en plein centre de Clermont-Ferrand. Il y a quelques années, j’ai bu une bière au bord du lac d’Aiguebellette à deux pas d’un dromadaire ruminant là – un chapiteau se dressait de l’autre côté de la route. Et malgré cela, il m’aura fallu plus de trente ans pour rencontrer mon premier blaireau.

Mais enfin, le blaireau, c’est le panda européen ! Qu’attend-on pour en faire des peluches, des logos, des bouillottes rigolotes au bouchon astucieusement placé ? Qu’attend-on, en un mot, pour nous le montrer ?

Il se dit que le nouveau maire de Lyon voudrait revoir la vocation du zoo de la Tête-d’Or, y montrer des animaux domestiques, pourquoi pas des vaches, qu’on ne croise pas tous les jours rue de la République. Ne serait-ce pas l’occasion aussi de promouvoir le blaireau ?

dimanche 28 juin 2020

A voté

Aujourd’hui, comme à chaque tour de scrutin depuis que j’en ai le droit, je suis allé voter. Je vote dans une école maternelle et primaire à deux pas, en allant vers la Guillotière, dans une partie du quartier plus populaire que les abords immédiats de mon immeuble. Devant nous deux jeunes gens, la grosse vingtaine, probablement frères ou très bons amis, faisaient la queue et discutaient. Leurs parents, grands-parents sont peut-être arrivés du Maroc ou d’Algérie il y a quelques décennies, je ne sais pas. Le quart d’heure que nous avons attendu derrière eux, ils l’ont passé à se rappeler l’un à l’autre les souvenirs qu’ils avaient gardés de leur scolarité dans cet établissement : la cour de récré, les classes de petite et de grande section (non, c’était au fond au premier étage les grandes sections !), oh tu te souviens ? on jouait au foot dans ce coin-là.

Ils sont entrés et ont voté dans leur ancienne école avant de ressortir joyeux, ce qui m’a donné le sourire pour le reste de l’après-midi.

jeudi 21 juin 2018

Fête de la musique — C'était mieux ailleurs

Quoique né, à peu de chose près, en même temps que la Fête de la musique, je mentirais en prétendant en avoir des souvenirs très précoces. Cependant, il me reste de mes sorties adolescentes dans Clermont-Ferrand des sentiments et des sensations dont la nostalgie me suit : la peur d’être en retard a une odeur épaisse de merguez grillée, l’envie d’être cool résonne dans une cacophonie joyeuse.

C’est que le centre-ville clermontois n’est pas bien grand : toute la ville se retrouve entre la place de Jaude, celle de la Victoire et Ballainvilliers. En bas de la colline, Vercingétorix encourage la foule à monter vers la cathédrale ; en haut, Urbain II bénit ceux qui veulent s’en éloigner ; tout le monde se croise rue des gras. Les vendeurs de rue subissent la même compression : la barbe à papa tourne dans la fumée d’une rôtisserie, les churros baignent à côté des frites. (Je vous parle du millénaire dernier, le kébab n’était pas encore inventé.)

Et la musique est à l’unisson, pour ainsi dire : tutti frutti et pot pourri. Les groupes sont posés à la queue-leu-leu au pied des noires façades, comme les étals d’un vide grenier. En dix mètres, le moustachu à guitare cotoie un reggae-man à dreadlocks descendu en bus de Châteaugay que regardent avec réprobation les parents des trois collégiens chantant du Goldman. À chaque intersection, les quatre mêmes types en noir couvrent toute velléité musicale concurrente : le batteur porte des bagues en forme de tête de mort, le guitariste semble entre l’orgasme et l’agonie, le bassiste se regarde le bas ventre, le chanteur sera aphone le lendemain. Du conservatoire municipal s’échappe une symphonie de Dvorak dans un arrangement pour orchestre d’harmonie. Sur le perron de l’église des Minimes, une chorale chante des bondieuseries et Claire de St-V. me demande si j’ai accepté l’amour du Christ.

Depuis que je suis venu à Lyon, rien n’est plus pareil : aucun hard-rocker ce soir devant Saint-Nizier pour pimenter le chant de messe indigent qu’anonnait avec enthousiasme mais sans talent une demoiselle patronesse. Le plus proche groupe de percussions était à plus de cent mètres. La ville est trop grande, les musiciens trop espacés. On entend ce qu’ils jouent.

Et puis il n’y a plus de merguez. Et les collégiens ne chantent plus Goldman. Où sont donc les moustachus à guitare d’antan ?

samedi 1 août 2015

La guêpe

Il regarde un instant la pluie derrière la vitre. Il retourne s’asseoir et interrompt son voisin dans sa lecture par des mots anodins. Il se relève et va à la fenêtre. Il fait le tour de la table. Il chantonne en dépit de la musique. Il regarde par-dessus l’épaule de celui qui dessine. Il se rassoit. Il tapote sur la table. Il se relève. Il va à la fenêtre. Il insulte la pluie. Il fait le tour de la table. Il va à la fenêtre. Il pose son front contre la vitre.

Il tourne, frustré et impuissant, comme la guêpe qu’on avait enfermée, la veille, sous un verre — et qu’il avait libérée.

mercredi 15 octobre 2014

Chose vue

Ce matin, sur la ligne D du métro lyonnais, en direction de Gare de Vaise, un jeune homme est monté dans ma rame, à la station Bellecour, il me semble, mais je ne saurais l’assurer. Vaguement rouquin, il avait cette coiffure caractéristique de notre époque : heaume de cheveux longs en vague au sommet du crane, poil ras sur les tempes et la nuque, barbe mi-buisson, mi-construction. Il portait un pull-over en jersey comme en tricote ma tante Michèle, mais comme aucun que ma tante Michèle ait jamais tricoté : un clown rigolard en occupait le ventre, avec un pompon rouge en guise de nez, environ au niveau du nombril du jeune homme. Sitôt assis, celui-ci quitta son si beau pull : un T-shirt informe, avec un pantalon tubulaire, emballaient son corps filiforme.

Quelques stations plus loin, sans doute à la station Gorge de Loup, peut-être à Valmy, un second jeune homme est monté, sans voir le premier, sans être vu de lui non plus, et est resté collé à la porte de la rame. Son sweat-shirt éblouissait, par son blanc fluorescent d’abord ; par les étoiles jaunes, rouges et vertes qui le parsemaient, surtout : on l’eut dit taillé dans un reste de la moquette de la piste aux étoiles. Craignant sans doute une pluie soudaine, la chute d’un pot de fleur, ou le risque de passer inaperçu, il s’était coiffé d’un chapeau melon noir. Entre le couvre-chef d’ombre et l’habit de lumière : la barbe rituelle, les lunettes de plastique vintage, l’air blasé.

Le terminus approchant, le premier jeune homme se leva, remit son pull-à-clown et se dirigea vers la porte que gardait toujours le second. Ils se virent et marquèrent un temps de surprise : sans un mot, sans le début d’un sourire, ils se toisèrent d’un regard méprisant. Les portes s’écartèrent, ils sortirent et marchèrent côte à côte jusqu’à l’escalator sans plus se regarder. Ils n’existaient plus l’un pour l’autre : certains et fiers, chacun de son côté, d’être unique.

samedi 27 septembre 2014

Vacuité présente

Dans l’Art presque perdu de ne rien faire, Dany Laferrière reprend à son compte un aphorisme de Louis Aragon. La vie serait de changer de café. La vie est aussi bien de marcher dans les grandes capitales, à la montagne et dans les sous-préfectures.

La vie est certainement de regarder passer les gens par la fenêtre.

Ici, le bureau donne sur le cours. Passent trams et jeunes gens bien faits qui se dirigent vers le club Victor Hugo. Poireautent ceux qui guettent l’ouverture du marchand de journaux, qui ne semble pas être une science exacte. C’est la place du salon, aussi, qui offre la meilleure stéréophonie. J’y suis assis sur ma chaise de bureau en bois clair comme ce samedi matin d’automne, Michel Legrand joue de la musique américaine pour piano.

Je ne parviens pas à dire la poésie des décors qu’on traverse lors d’un Paris-Lyon en TGV, alors je regarde le soleil percer à travers les feuilles des platanes, moucharabieh qui s’imprime sur les façades des immeubles d’en face.

L’Équipée malaise attend sur un accoudoir du canapé.

vendredi 7 février 2014

Le grand tour

J’entre dans une librairie le plus souvent pour en ressortir les mains vides. Parfois à l’étonnement du libraire, qui peut me voir pendant un certain temps vagabonder consciencieusement entre tous les rayons de son magasin, apparemment à la recherche de quelque titre bien caché.

Eh non.

Observer l’agencement des étals, toucher le relief des couvertures, regarder les grands livres de photos et de peinture, laisser courir l’œil sur les titres incongrus ou lourdingues est un des plus grands plaisirs qui soient. Du même ordre que celui de ma mère qui, dans le Marais lorsque j’étais plus jeune, s’arrêtait à toutes les vitrines des magasins de mode, de bibelots et de décoration, semblant engloutir des yeux l’intégralité de leur contenu. (J’étais jeune et bien plus impatient qu’aujourd’hui quoiqu’on en dise, le prisme de ma mémoire déforme probablement.)

N’espérez pas vous débarrasser des livres était le titre d’un recueil d’entretiens (un peu bavards) avec Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, paru il y a quelques années. J’espère que l’avenir leur donnera raison.

lundi 5 août 2013

Quart d’almanach

Ah ! ces jours où l’inspiration volette comme une abeille de fleur en fleur, faisant son miel d’un rien, d’une pensée fugace ou d’un souci léger, testant, goûtant, tentant, sans jamais se poser, sans jamais s’arrêter. Ah ! qu’ils sont doux, ces jours, mais qu’ils sont loin… L’esprit est cette mouche empêtrée dans le saindoux qui suinte au fond de la poêle ; et le corps, collé à ses vêtements que la sueur empèse comme le suint, la laine du mouton. Le temps n’appelle plus à la paresse : on aspire à l’anéantissement, on guette le ciel, on prie pour l’apocalypse. Que vienne enfin l’orage, la foudre, le tonnerre, la grêle, les torrents, les fleuves, quoi ! les averses de grenouilles, les nuages de sauterelles, qu’importe pourvu qu’arrivent quelques gouttes de pluie, un instant de fraîcheur. Aussitôt, on hésite et l’on s’en veut : les pauvres agriculteurs, et les hôteliers, et les sinistrés, y pensait-on ? Et les viticulteurs, surtout, dont les pertes présentes sont nos tristesses futures ! On se reprend, on se concentre, on imagine l’hiver glacial où le velours du Bourgogne adoucira nos gorges enrouées, où les fruits du Beaujolais feront comme un dessert volé, où les épices du Saint-Chinian nous rappelleront les pays chauds, ces pays où l’air léger caresse la peau comme un voile léger, ces pays où l’air plombé brûle la peau comme le souffle d’un brasier, ces pays où l’air épais a comme un goût de sable — on a beau vouloir oublier, cela nous hante, cela nous tourmente, comme le feu de l’enfer agace les damnés. Les nuages s’accumulent, les oiseaux se taisent, le ciel est d’acier, des étincelles dérisoires le parcourent. Au loin, on devine le grondement du déluge : l’horizon se trouble, les montagnes lointaines disparaissent, on se prend à espérer. Mais ici, rien. Pas un souffle pour troubler la poussière. Pas une larme pour apaiser la terre. Le silence. Quand tout à coup, enfin ! mais non, pas une goutte, juste une plaque d’écorce tombée du tronc d’un platane. Ah ! la chaleur, passe encore, mais cette attente, cette attente qui n’en finit pas, et ce coton immobile qui nous enveloppe, cet étouffement tiède. Que vienne enfin l’automne, qu’on puisse se plaindre de la pluie.

samedi 5 janvier 2013

Il y a une vingtaine d'années...

Le hasard vous fait parfois tomber sur un excellent professeur : tel fut M. Monvoisin, mon professeur de musique au collège Lavoisier de Pantin.

Pendant ces quelques années, à raison de deux heures par semaine, il a pu nous faire chanter de la chanson française (beaucoup) ; j’ai souvenir de Jonasz, Souchon, Brassens, Gainsbourg. J’en oublie évidemment. Je me rappelle aussi qu’on nous ait expliqué ce qu’était une suite, une symphonie, comment lire sommairement une partition, qui étaient les grandes figures de l’histoire de la musique européenne, certes avec des succès mitigés. Bon, devant des gamins de 12 ans de Seine-Saint-Denis, il sacrifiait aussi à l’évidence en passant de la pop et du rap. J’ai ainsi chanté les Beatles, Madness, McSolaar, et j’en oublie à nouveau.

Il n’oubliait pas le rythme, le sens de la progression de la musique : qu’est-ce qu’on a pu taper sur des claves ! En revanche, pas de flûte à bec, jamais, préservons autant que possible les oreilles de tous et surtout des autres classes voisines (les murs n’étaient pas bien épais). On martyrisait aussi les bongos, qui avaient sa faveur. Je ne sais si ça valait mieux.

Petit signe amical en guise de reconnaissance.

lundi 26 novembre 2012

Fabulette (encore)

Ratapom et ratapon
Dieu seul sait pourquoi
Ratapom et ratapon
Régulièrement on doit
Ratapom et ratapon
Glisser malgré soi
Ratapom et ratapon
Un vers absurde et un peu con

dimanche 14 octobre 2012

Deux écrivains français

Charles Dantzig (1961-) est polyvalent. Poète, essayiste brillant (voir ses excellents Dictionnaire égoïste de la littérature française et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien), romancier, traducteur sont parmi ses diverses casquettes. Dans sa production littéraire, on relève des tas de trucs (loin de moi l’idée d’un jugement dépréciatif en employant ce terme) dont l’un de ses favoris semble être de couper certains passages de ses romans par des […]. Comme si son manuscrit s’était endommagé, qu’on en ait perdu des morceaux, qu’on l’ait retrouvé dans un état partiel, ou autre chose. On note l’à-propos d’un tel procédé, bien souvent parce que l’auteur en use finement. Il n’empêche, cela peut lasser, d’autant que Dantzig est pourfendeur du cliché, du déjà vu, des stéréotypes ; qu’il évoque justement le premier auteur à utiliser ces […] dans ce but précis au détour d’un de ses livres, pour mieux les reprendre à son compte dans certains de ses ouvrages. Et l’on guette l’apparition de ces petites interruptions à la lecture de chacun de ces nouveaux romans. (Je ne sache pas qu’il y en ait un seul dans Dans un avion pour Caracas, son dernier livre, mais mon goût pour Dantzig me fait sûrement escamoter la réalité). Comme on attend, au concert d’un chanteur qu’on aime, le morceau que l’artiste ne manquera pas de chanter.

Jacques Drillon (1954-) est polyvalent. Critique, grand connaisseur de la chose musicale, de stylistique, de la langue française, il a récemment publié un petit opuscule de courts récits érotiques, Six érotiques plus un. Je ne l’attendais pas sur ce terrain-là, mais j’ai beaucoup ri. A coté de son immense Traité de la ponctuation française, historique et érudit en même temps que drôle et diaboliquement précis, Drillon digresse beaucoup dans de courts ouvrages, toujours passionnants, souvent teintés de mauvaise foi voire de méchanceté. Mais cela n’a aucune importance. Drillon, lui aussi, semble avoir un pêché mignon : mettre tout un paragraphe entre parenthèses. Cela revient fréquemment dans Sur Leonhardt, que je viens de poser, à tel point qu’on se demande si c’est une connivence que l’auteur veut établir avec son lecteur, si veut réellement placer ce qu’il dit entre parenthèses (à plusieurs reprises, j’en douterais) ou s’il fait cela sans s’en rendre compte.

N’importe, d’autres détails sont si précieux chez ces deux-là qu’on les lit.

mardi 11 septembre 2012

Les Barricades mystérieuses

Mes grands-parents maternels étaient grands consommateurs de bière. Ils essayaient périodiquement, comme pour se donner bonne conscience — je suis persuadé qu’au fond d’eux ils s’en moquaient —, de diminuer leur ration quotidienne. Le prisme des années trouble sûrement mes souvenirs affectueux, mais il me semble qu’il n’avaient pas peur de consommer plusieurs boites chacun, dépassant ainsi quotidiennement le litre. Les réserves à la cave pouvaient d’ailleurs attester de telles descentes supposées : commencées autour de dix-sept heures (l’été on pouvait démarrer plus tôt), ponctuant la lecture du journal et plus tard Question pour un Champion et les informations régionales, elles prenaient fin avec le repas.

Aujourd’hui, je repense à ces moments parce que j’ai sous les yeux l’une des deux choppes en verre (l’autre sera sûrement perdue) que j’ai toujours vu utilisée par mon grand-père. Elle porte une tête de statue de la liberté, dépolie dans le verre. Je suis certain que c’est la sienne, je la reconnais très bien, l’autre avait le bord plus fin. Ainsi, qu’il pleuve ou qu’il vente, tous les après-midi passés à la maison se finissaient par une blonde, le plus souvent de la 1664. Ils la buvaient côte à côte, à table ou dans leurs fauteuils respectifs : le couple de gens âgés dans Là-haut, c’était eux.

Au moment de remplir les verres à nouveau, mon grand-père devait se souvenir des efforts de restriction vains qu’ils se fixaient parfois ; il avait alors immanquablement cette litote, que sa voix de baryton faisait sonner comme l’évidence, question purement rhétorique et dont je me moquais à plaisir, quasi rituelle, lâchée comme en passant, sans avoir l’air d’y toucher, pour signifier qu’il escomptait partager une boîte de plus : Mireille, une demi-goutte ?

mardi 28 août 2012

Deux hasards

Au cours d’une de nos discussions à propos des villes moyennes françaises, Fabrice estimait qu’un des critères de démarcation d’une ville d’un certain rang par rapport aux autres était la présence d’un restaurant (au moins) dénommé Un Singe en hiver. Cela doit pouvoir s’expliquer par le film de 1962, avec Belmondo et Gabin, qui a dû être populaire à une époque. Cela ne s’explique vraisemblablement pas par l’amour des restaurateurs pour la littérature ; car enfin le roman d’Antoine Blondin, dont est tiré le film, ne semble plus vraiment lu aujourd’hui. Nous avons eu loisir de vérifier ou d’infirmer l’hypothèse hardie de Fabrice dans quelques villes du sud-ouest de la France.

Quelques jours plus tard, l’écrivain et critique Pierre Assouline, sur son blog, se posait des questions très voisines. Les restaurants en moins.

*

J’ai lu récemment Adolphe, de Benjamin Constant. Ce court roman de 1816, romantique en diable, dépeint les tourments d’un jeune homme empêtré dans une relation amoureuse qu’il a provoquée mais dont il ne veut plus. En même temps, je lisais La Conscience de Zeno, du romancier italien Italo Svevo. Ce pavé de 1923 est l’un des premiers romans directement inspirés par la psychanalyse. L’écrivain y explore la vie de Zeno et ses relations avec ses proches (ses père, femme, maîtresse, belle famille, associé commercial), entremêlant constamment le récit du déroulement de l’intrigue et la réflexion des personnages sur ce déroulement.

Dans ces deux romans une place envahissante revient au personnage principal ; Constant comme Svevo prennent une page pour décrire les relations entre le héros et leur père, dans leur adolescence. Ces deux pages sont incroyablement proches. Une phrase particulièrement paraît avoir été recopiée par Svevo du livre de Constant, parce qu’au mot près elles sont identiques. Je cite de mémoire : Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d’avoir eu un entretien de plus d’une heure avec lui. Svevo, qui parlait français couramment, avait-il un Adolphe dans sa bibliothèque ?

vendredi 27 avril 2012

Madeleine de Proust et plats d'abats de veau

Enfant, il m'est arrivé plus d'une fois de faire la cuisine avec ma mère. Témoins ces cakes dont, autant que je me souvienne, aucun ne fut jamais bon, car trop secs, trop durs. Comme les pains d'épices du grand-père ou les trop flasques cornichons de l'autre grand-père. Je repense, à peu près à chaque fois que je mange un plat s'approchant et que mon esprit divague parfois loin des sphères culinaires, à ces plats qui reviennent tout droit de l'enfance.

Le tripoux (de Saint-Flour, cela va sans dire). Déjà, lors d'un passage à Saint-Flour il y a plus de quinze ans, l'arrêt repas avait consisté en un tripoux. Il y a quelques semaines, je ne pouvais vraiment pas y couper. Il est d'ailleurs fort probable que je l'aie mangé les deux fois exactement au même endroit, sans que j'arrive à m'en souvenir avec certitude. Cela précisément est délicieux.

Le foie de veau au persil. Fabrice déglace au vinaigre avant de servir et l'aime avec de la purée, mais ma mère l'a toujours fait revenir au beurre avec du persil. Étonnamment, je ne l'ai jamais préparé ainsi alors que c'est très fondant, et que j'ai une image parfaitement nette des petites fleurs de persil grillées qui croquent sous la dent précisément quand je mange un foie avec un jus déglacé au vinaigre. A croire que l'image mentale du persil croustillant suffit.

Les rognons et champignons à la crème, flambés. Quand on est gamin, si on peut flamber quelque chose, ça ne peut être que meilleur. D'ailleurs, ce plat se retrouvait flambé à tout et n'importe quoi : rhum, whisky, alcool de fruit, ce qu'il y avait dans le placard, sans forcément de souci de goût. A Bellecour nous flambions souvent, que je sache ; et cela me rappelait immanquablement ces rognons retour du marché du samedi midi. Je ne sais pourquoi, nous ne flambons plus alors que la flamme est bien vive.

Ce soir, foies de lapin : ils me ramènent déjà en pensée à la salade et aux foies de volaille, plat fréquent du dimanche soir, qui accompagnaient bien souvent un énième visionnage de Robin des bois (avec Eroll Flynn, naturellement). Et, partant, à peu près chaque fois que j'en mange, Claude Rains ponctue, dans ma tête, de sa voix aristocratique et chevrotante, les phrases de la conversation du repas de ses Oh, vous n'oseriez pas ! et autres mielleux N'est-ce pas, Lady Marianne ?. Parfois, Basil Rathbone arrive sans crier gare et s'emporte : Je lui ferai rendre gorge ! (un foie coupé net en deux dans l'assiette) ou s'inquiète, croyant avoir aperçu l'ombre de Robin derrière un pilier : Vous croyez qu'il ait entendu ? (en fait, un petit rognon caché derrière un gros foie). Comment qui que ce soit pourrait avoir entendu, puisque tout ce délire reste intérieur ?

mercredi 4 avril 2012

Du sang sous les ponts

Depuis peu, la radio qui fournit le métro lyonnais en ambiance s'est pris de passion pour une chanson anglophone qu'il m'a fallu bien du temps pour reconnaître : celle qui fut reprise par Joe Dassin sous le titre, si ma mémoire est bonne, de La Marie-Jeanne. Vous comprendrez que je m'en tienne là, que j'en reste à mes souvenirs que je ne veux réactualiser. Cette chanson parle d'une femme, la Marie-Jeanne, qui est enceinte. La mélodie est douce-amère, mais ne manque pas de swing ; on ne comprend ce qui la rend si oppressante qu'une fois que la Marie-Jeanne finit par se jeter du pont de la Garonne.

Cette chanson figurait, je crois, sur une cassette que mon père s'était compilée et sur laquelle il avait écrit Année 1974. Cette cassette, nous l'écoutions chaque fois que nous rentrions, tard, de Saint-Amand-Montrond où nous allions voir, deux fois par mois, notre famille restée au Berry. Dans la nuit noire du bourbonnais, à l'arrière d'une BX blanche, cette phrase me frappait à chaque fois : la Marie-Jeanne s'est jetée du pont de la Garonne. C'était un soulagement quand, juste après, Michel Sardou suppliait qu'on ne l'appelât plus jamais France. (C'était un soulagement, ensuite, quand Michel Sardou arrêtait de hurler.)

J'avoue ne pas avoir prêté une grande attention aux paroles anglaises de la chanson originale. Tout juste notai-je, revenant très souvent, le mot bridge. Comme musique d'ambiance, voilà qui est audacieux, se dit celui qui attend, au bord du quai, que sa rame arrive à toute vitesse. Cela manque, à tout le moins, d'un petit peu de zaï zaï zaï zaï.

mardi 3 janvier 2012

Bientôt la fin d'une époque ?

Je profite lâchement de ce que je suis plus tôt à la maison que Fabrice pour m'écouter en Suisse La Belle Meunière de Schubert, Fabrice n'aimant pas vraiment le genre lied (la version de Jonas Kaufmann est à la fois optimiste et sombre, à souhait) ; et pour bien commencer l'année je suis en train de me finir avec ça la Cinquième chronique du règne de Nicolas Ier, de Patrick Rambaud.

Patrick Rambaud est savoureux ; il est fin ; il est malicieux. Comme dans les quatre précédents opus, il relate à la façon de Saint-Simon, langage et style très XVIIe siècle, l'année écoulée du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Il caricature tous les politiques, quel que soit leur bord, présentant de façon drolatique la comédie humaine de la vie politique française de notre temps. Sa justice dans le traitement de tous, la satire n'épargnant personne, est bienvenue. Tout le monde en prend pour son grade, mais pas dans un esprit tous pourris qui serait trop facile : il pointe plutôt les travers, les actes, les propos malhonnêtes, inélégants, amoraux, injustes, langue de bois de nos chers dirigeants. Après les abîmes de Vie et Destin, de Vassili Grossman, qui dénonce le stalinisme autant que le nazisme sur près de 1 200 pages, un peut de légèreté n'était pas de refus.

(Et meilleurs vœux à tous, bien entendu.)

vendredi 23 décembre 2011

Apostille au billet précédent

Le mathématicien allemand Ernst Kummer (1810-1893), qui a entre autres fait avancer la démonstration du grand théorème de Fermat, avait la réputation de ne pas connaître les tables de multiplication.

Une anecdote à son propos dit qu'un jour il a eu besoin devant des élèves d'avoir le résultat de 7 × 9. Il aurait procédé ainsi : Ça doit être autour de 60, parce que 7 × 10 = 70. 61 est premier ; 62 est divisible par 2 comme 64, 66 et 68 ; 65 est divisible par 5, 67 est premier et comme 7 × 10 = 70, 69 est trop grand. Donc la seule possibilité est 7 × 9 = 63.

mercredi 21 décembre 2011

Retour à Lyon

Salut, Belgique, à tes fiers flamands blonds,

Aux vastes plaines qui fuient vers la mer,

Salut, colline de Waterloo, ridicule ton lion,

Courbes de Meuse, forêt de Soignes dans la brume des matins endormis,

Cote de sucre en poudre ou tout le monde se rue,

Fort de Huy, port d'Anvers, Liège, je n'ai fait que passer près,

Cathédrales et monuments gothique brabançon, style à la con,

Salut, files fantastiques, gouvernement papillon enfin,

Hospitaliers, tavernes et musées,

Salut : c'est fini pour cette fois, je ne reviendrai pas.

dimanche 4 décembre 2011

Erreur d'orientation

J'aurais bien aimé être musicien, entrer sur scène en habit sous les applaudissements et faire des miracles. Beethoven est mort et n'est plus que poussière, quelques grains tachetant une portée, mais de son souffle le flûtiste le ressuscite, tandis que les premières gouttes de pluie tombent des cordes staccato, le tonnerre gronde au loin dans les contrebasses, les notes s'envolent comme des hirondelles d'un fil électrique, elles zigzaguent entre les éclairs que frappent les timbales.

Juste après Dieu et magicien : musicien.

Au lieu de quoi, je suis informaticien et, la journée longue, je fais apparaître sous mes doigts des bogues et des vermines, certains anecdotiques et rigolos, comme de mauvais garnements qui tirent la langue aux passants, d'autres énormes et terrés qui, murènes monstrueuses, attendent l'instant où ils surgiront pour dévorer un banc de données. Tantôt Docteur Frankenstein, tantôt Garcimore, je persécute mes créatures et je m'empresse de remettre dans mon chapeau le lapin qui louche.

mardi 15 novembre 2011

Par ici...

Carl Orff est connu pour Carmina Burana. Il a bien composé quelques autres morceaux, des musiques de film, mais rien qui puisse déranger cette association mentale, même si l’on a jamais entendu l’œuvre : « Orff – Carmina Burana ». L’homme aimait la musique ancienne, renaissante et moyenâgeuse. Carmina Burana est inspirée de chants du même nom qui datent du XIIIe siècle, retrouvés en Allemagne, mais la version d’Orff est très différente de l’original. Les goliards (sortes de troubadours version clergé) qui ont écrit les chants d’origine n’avaient évidemment pas idée des Rolls Royce symphoniques à la mode huit siècles après eux, permettant tout le technicolor souhaité.

Cependant…Orff a laissé une petite chose, un bijou méconnu. Il n’est pas vraiment de lui non plus puisque c’est une transcription d’une pièce de clavier de William Byrd, un très grand compositeur anglais. L’œuvre d’Orff est confidentielle au point que je n’ai pu en trouver une vidéo. En revanche la pièce d’origine est, elle, une des plus connues de son compositeur : The Bells, qui démontre la maîtrise de son auteur pour le clavier.

Orff commence calmement, fait prendre de l’ampleur à son orchestre en avançant avec un balancement qui tient du mouvement perpétuel, en une procession de cordes qu’on penserait ne jamais entendre s’arrêter. On est accueilli dans un espace qui s’ouvre au fur et à mesure devant soi jusqu'à la submersion.

Le morceau s'intitule Entrata ; je m'introduis avec lui dans la petite place généreusement offerte par le maître de céans.

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