Billet de seconde classe

Qui, comme il se doit, fut écrit sur un strapontin.

Avec un peu de recul, un peu d'éloignement et de plus en plus de distance, il me semble que ce blog ne traite finalement que des trois - quel peut bien être le mot juste ? Des trois obsessions qui me font vibrer. La musique, les hommes et l'écrit. Tout le reste n'est que contingences.

La contingence, ce soir, est ferrovière - pourquoi ne le serait-elle pas ?

Je voyages de Lyon à Clermont-Ferrand dans un TER flambant neuf qui se secoue, cahote et grince sur des voies hors d'âge. Tarare, Mesdames et Messieurs, Tarare. J'aime le train. J'aime les petites secousses qui stimulent les boyaux et font marcher en ivrognes les gens qui visent les toilettes, j'aime les sonneries qu'on dépasse dans les tunnels et dont on ne sait pas trop à quoi elles servent, j'aime les paysages qui deviennent miroirs dès que la nuit tombe. J'aime les passages aussi, l'enfant qui se met debout sur le siège devant vous pour pouvoir vous tirer la langue par-dessus le dossier, la demoiselle qui entame sa routine de dragueuse de plage avec tant d'applomb, de maladresse et d'incongruité qu'elle en est touchante, le militaire qui vous appelle Mon Général parce qu'il vous a surpris en train de lire un cours d'informatique de l'X. J'aime les contacts humains aussi, comme cette fois où j'avais refusé pour mon plus grand malheur de signer la pétition d'une harpie qui se plaignait à la fois que les wagons vieillissent et que les tarifs augmentassent. Il n'y a guère qu'une chose qui m'horripile dans le train. La musique ferrovière. Le crétin à qui l'on devait déjà le ta tadam taaa daaaaaa du TGV a encore frappé, apparemment. En gare, cette fois-ci. Il a raison : il était anti-démocratique que son œuvre ne fût infligée qu'à une poignée d'unhappy few. Mais passons.

Je suis dans un train, donc, où j'écoute de la musique, où j'écris ceci après avoir lu autre chose et où je me perds dans la contemplation d'un profil masculin. Nécessairement.

Imaginez-vous que Melodyia a trouvé dans je ne sais quel grenier un enregistrement de la Première symphonie, Rêves d'hiver, de Tchaikowsky, par Golovanov. Et que, parce qu'il y a de ces petits miracles, parfois, ils l'ont réédité. Golovanov ! Stokowski, par contraste, passerait pour un classique. Quels excès ! Quels outrages ! On peut donc faire cela à une partition ? Oui, de toute évidence, on le peut. Et, si l'on m'en croit, on devrait le faire plus souvent. Un jour, je vous dirai pourquoi et comment il faut faire du mal à la musique pour bien l'aimer, je vous dirai que l'exécuter c'est la tuer et que l'interpréter c'est la ressuciter. Je vous parlerai d'Ormandy qui osait tout, je vous reparlerai de Stokowski et de Fiedler, je penserai à Markevitch.

Mais pas ce soir, pas dans ce train.

La lecture est faite d'envie soudaines (et l'écriture, parfois, de provocations). À cause ou grâce à ce blog, j'ai eu une violente envie de Vialatte. Mesdames et Messieurs, dans quelques minutes, Roanne. Roanne. (Pourquoi répéter ainsi ce nom, Roanne, qui est si laid ?) Diablement élégant, ma foi, de lire du Vialatte dans un train à destination de Clermont-Ferrand. Approprié. De lui aussi, je vous reparlerai, à n'en pas douter. Une précision dans le verbe. Une mélancolie dans l'humour. Une justesse dans la ponctuation. Enviable. Trouvée cet après-midi en librairie l'intégrale de ses Chroniques de "La Montagne". Neuf cents en tout et en deux tomes. Il y a beaucoup à lire, il y aura tant à dire.

Mais pas ce soir, pas dans ce train.

J'étais assis, avant Roanne, sur un strapontin avec vue sur un homme (la trinité est complète - en tirer une morale sur l'harmonie universelle). Ou, plus précisément, un couple. Monsieur avec profil d'Apollon, madame avec regard de Méduse. Madame n'est pas partageuse. Grognasse, la beauté ne se retient pas captive. On ne met pas un Picasso au coffre, on ne joue pas Wagner dans la cave d'un château bavarois. Il y a des gens qui ne comprennent rien. Je vous parlerai un jour de la beauté masculine, de ce que je ne me plais pas, sauf lorsque je viens de me raser.

Mais pas ce soir, pas dans ce train.

Car, ce soir, dans ce train, j'ai du Vialatte à lire. Et tout à apprendre.