Poil dans les oreilles, amitié virile et violence juvénile

Où l'on compare les mérites de la hache et de la petite cuiller.

Je ne sais si c'est d'avoir passé la soirée d'hier en la compagnie d'un jeune homme qui élève la jeunesse au rang d'insulte, si c'est de voir approcher la borne chronométrique qui marque la fin inéluctable de mon premier quart de siècle ou si c'est bêtement l'envie de bloguer, mais je m'interroge.

Retour sur les faits.

Il nous arrive de nous retrouver, quelques personnes de mon âge et moi-même, dans un petit troquet fort sympathique. Parfois même, lorsque l'un de nous ne peut se déplacer - lorsque son nerf sciatique le fait souffrir, ou ses articulations, ou ses reins - nous nous déplaçons tous chez lui, de notre petit pas de pré-vieillards. Là, nous jouons au Scrabble, nous parlons du climat qui n'est plus ce qu'il fut, nous nous souvenons du temps jadis. Nous sommes encore verts, notez-le, et bien conservés encore. Tout le monde fut surpris hier d'apprendre que Boby court sur ses vingt-six ans - nous lui en donnions à peine vingt-quatre. Lorsque la lumière est flatteuse, nous faisons encore chavirer les cœurs. Quoique rarement, ces derniers temps. En fin de soirée, après nous être encanaillés auprès de la jeunesse, notre vieux sang visqueux réchauffé par l'alcool, nos yeux ternis par les années de nouveau brillants pour quelques heures, nous retournons en nos petits chez nous. Et nous dormons, la bouche ouverte, en bavant un peu et en ronflant beaucoup. Au matin, l'haleine est pâteuse. Et les membres endoloris. Avant la douche, on mesure l'étendue des dégats, devant le miroir de la salle de bain. Les rides qui avancent, inplacables. Les chairs qui molissent, plus flasques chaque matin. Les poils qu'on guette et dont on sait qu'un jour ils nous sortiront des oreilles - on riait de ceux des vieux messieurs lorsque nous étions petits, on craint les nôtres désormais.

Depuis quelques temps, un petit jeune se joint à nous. Il ne nous l'a pas avoué mais je le suspecte d'être envoyé par la mairie, ou une administration quelconque. Un geste pour demain, adoptez un vieux. Ce ne peut-être que pour cela qu'il se joint à nous.

Peut-être pensez-vous que j'exagère, laissez-moi vous convaincre de sa jeunesse. Cela sera facile. Ce garçon - il s'appelle Jonathan - ce garçon est si jeune qu'il ne sait pas qui est Jordy ; qu'il ne s'est jamais demandé pourquoi Actarus faisait deux demi-tours pour arriver dans la tête de Goldorak ; qu'il ignore qu'avant le Club Dorothé sur TF1 il y avait eu Récréa2 sur Antenne 2. Il est si jeune, ce petit jeune.

Et, entre nous, se creuse un fossé générationnel. Un fossé que j'avais déjà pressenti et que j'ai pu observer dans toute sa profondeur hier.

Il m'a toujours semblé naturel d'asticoter les personnes qui m'entourent. De les railler gentiment, de les provoquer gratuitement, de les attaquer à coup de calembours inoffensifs. Et il m'a toujours semblé naturel qu'ils ripostent. C'est mon concept d'amitié virile à moi : pour Malraux, il faut poser des bombes entre amis, pour moi il faut se balancer des moqueries à la gueule. Et je suis plus égalitaire que ce vieil André. Les demoiselles aussi ont droit à mon amitié virile.

De mon temps, nous appelions cela vanner. Jonathan appelle cela casser. Là est le gouffre.

Casser. Briser, humilier, anihiler. Cela n'a jamais été l'objectif. Tous les coups étaient permis parce qu'il y avait cet accord tacite qu'aucun coup ne porterait, puisqu'on était entre gens de bonne compagnie. Bibi, toi qui me lis, t'es-tu jamais senti "cassé" lorsque je te traitais de bellâtre ? Je t'en aurais voulu de ne pas m'appeler "nabot" en retour. Ou n'y aurait-il que moi qui communique ainsi ? N'y aurait-il que dans mon esprit déclinant que ferait sens l'idée pourtant belle que plus la personne vous est proche, plus la pique doit être acérée ?

Guy of Gisborne
Why a spoon, cousin? Why not an axe?
Sheriff of Nottingham
Because it's dull, you twit, it'll hurt more.

Robin Hood: Prince of Thieves

Quand bien même j'aurais été le seul à voir ça ainsi, quand bien même j'aurais été un monstre toutes ces années, qu'on me laisse dire ceci. Ce genre de joutes verbales a toujours été pour moi un jeu où l'on ne compte pas les points. Alors qu'il s'agirait plutôt aujourd'hui d'un sport de combat où il faut rendre tous les coups. À cassage, contre-cassage. Mais à quoi bon ? La comptabilité tue le plaisir.

Et pourtant, cela fait sens, sans doute. Le langage semble se durcir, ses derniers temps, il s'envenime. Des fils de taimp kennent leur daron, ces temps-ci, qu'importe. Dans le même temps, le mot "gentil" devient la pire des insultes.

Le poil dans les oreilles, l'anniversaire célibataire, le langage comme arme de première catégorie - tout ceci m'attriste un petit peu, pour tout vous dire.

Commentaires

1. Le dimanche 24 avril 2005, 00:46 par Bibi @ Paris

Pffff... Nabot, va !
(tiens, je viens de me rendre compte que c'est rigolo "nabot" comme cassage, parce que tu es tout de même plus grand que moi...)

2. Le dimanche 24 avril 2005, 23:36 par Monster Bill

Ne dit-on pas "qui aime bien, chatie bien" ? Continue tes vannes mon cher FabriceD, je t'en voudrais d'arrêter et je m'appliquerai à y répondre de mes bons mots aussi. :-)

3. Le lundi 25 avril 2005, 10:49 par Xavios

Ah ! Ca fait plaisir de savoir qu'un jeune homme tel que toi fait partie de ma génération :)

En effet, moi aussi, je taquine gentiment, sans penser à un quelconque cassage :) Mais il est vrai que la jeune génération a l'air de se vexer plus rapidement et semble hermétique à ce genre de petites joutes verbales inoffensives.

*s'éloigne en s'appuyant sur son bâton en marmonnant :*

Ah, de mon temps...

4. Le lundi 25 avril 2005, 14:34 par Thilas

Ce doit être générationnel, mais pas seulement. Cela doit dépendre aussi du milieu où l'on a grandit. Je suis plus âgé et pourtant oui, sensible à ce genre de vannes. Seulement, je ne me souviens pas avoir été tôt sensibilisé à ce genre d'échange.

En revanche, l'autre sujet de ton billet m'interpelle plus. Je suis d'accord pour trouver que "casser" et "vanner" n'ont absolument pas la même signification et partant, n'orientent pas les conversations de la même façon.

Quand nous étions petits, nous cherchions mon frère et moi une alternative à ce "casser" que nous trouvions brutal et finalement ne rendant pas la teneur de nos échanges. Un jour, un collègue de Papa à table nous racontait comment il avait scié son ami. Et là, émerveillement, mon frère et moi nous nous regardâmes le sourire aux lèvres et sûrs d'avoir trouvé le mot idoine tant quêté. "Scier", n'était-ce pas bien mieux que ce vulgaire "casser", tellement plus propre mais tout autant efficace ?