Georges

Voici venu le temps de l'île aux enfants. Encore.

Le François Villon est une merveille de bouchon, perdu dans un rez-de-chaussée voûté du vieux Lyon. La nourriture est bonne, le service charmant et le cadre sympathique. Seul défaut, car il faut bien en trouver un : les tables ne permettent pas qu'on fasse des cochoncetés sous elles.

Hier soir, en plus, il y avait Georges.

Georges, qui ne s'appelle probablement pas Georges, est la réincarnation de Georges Brassens : la voix de basse, la guitare, le swing sont revenus d'outre-tombe. Pas la moustache, bizarrement. Et Georges, plutôt bel homme, cheveux gris, silhouette placide, chante Georges Brassens perché sur un tabouret. Georges Brassens et d'autres. Cela surprend, au début : Retiens la nuit, En chantant, Sur la colline, on n'est jamais préparé à ça. Zaï, zaï, zaï, zaï. Mais on s'y fait ; et ça devient un jeu de reconnaître le premier la nouvelle chanson que Georges s'amuse à faire swinger ; et ça devient un plaisir de reprendre la gentille quincagénaire qui croit que Si j'avais un marteau est de Richard Anthony. Quand la surprise est trop grande, on éclate de rire ; l'émotion est là parfois, et le swing toujours.

Georges s'arrête de chanter, soudain, et descend au caveau. Calme dans la salle, les discussions reprennent leur cours, mon homme carresse langoureusement le pied de la table en essayant de me toucher le genou. On se concentre sur la nourriture, on se perd dans la contemplation l'un de l'autre, je glousse en demandant encore et encore Mais qu'êtes-vous en train de faire au mobilier ?

Et Georges revient.

Bruissements dans l'assistance. Pas loin d'une acclamation. Il reprend son tabouret, réaccorde sa guitare, se lance. En face de lui, une table de trentenaires. Des trentenaires peter-panesques, des Enfants de la télé qui se branchent sur TF1 certains vendredi soirs pour se souvenir de quand ils étaient jeunes. (La jeunesse éternelle a un prix, désormais connu : il faut supporter la voix de canard prépubère d'Arthur.) Ils transforment la prestation de Georges en un concert de Patrick Bruel ou un karaoké. Zaï, zaï, zaï, zaï.

Georges s'adapte. Et tout à coup, ce qu'on n'aurait jamais cru entendre. Une guitare sèche et la voix d'un spectre génial se lancent dans le générique de l'Île aux Enfants. Les trentenaires suivent. Et n'en finissent plus de suivre. Georges enchaîne : Céline, Santiano, il les fait toutes.

Mais on nous a apporté le dessert, le café, le digestif, tout en même temps. Il est temps d'y aller : les braillards étouffent Georges. Le serveur (une sorte de d'Artagnan efféminé) nous apporte l'addition.

Lorsqu'on ferme la porte, Georges est toujours là, sur son tabouret. Et swingue toujours.