Prise de position

Rien à voir avec le Kama-Sutra, cependant.

Notre époque m'inquiète ; le futur me semble sombre ; je contemple devant moi le gouffre où se précipitent les réactionnaires. Heureusement, j'ai le passé en horreur, cela seul me sauve. Il s'en faudrait pourtant de peu. Une fascination pour l'Antiquité, une passion pour François Ier et sa cour, un intérêt soudain pour les Présidents de la IIIème République. Ce sont des choses qui arrivent : les hommes politiques avaient de belles moustaches et de belles barbes, alors, tandis qu'ils ont aujourd'hui de belles calvities. Je ne sais rien de la mode capillaire de la IVème République et je prends grand soin de ne pas m'y intéresser. Car (notez la cohérence) je contemple devant moi le gouffre de la réaction ; le futur s'assombrit ; je suis inquiet.

Pourquoi, me demanderez-vous, suis-je inquiet ? Parce que je ne retrouve pas mon chéquier alors qu'il y a la taxe d'habitation à payer.

Mais pas uniquement.

Je suis inquiet à cause de Google Print, de Wikipedia et, contre toute attente, à cause du CSB. Car j'apprends à l'instant que les Ministères de l'Éducation nationale et de la Culture ont décidé de dissoudre le CSB. Et que les bibliothécaires se rebellent contre cette décision.

En général, quand on apprend la disparition imminente d'un sigle qu'on ne connaissait pas, on n'est que très modérément ému. Et quand on apprend que les bibliothécaires organisent la résistance, il est dur de s'empêcher de sourire. On imagine des hordes de messieurs efféminés et de vieilles demoiselles au chignon poudré manifestant tampon dateur au poing. On imagine les occupations de bibliothéques, les collègues tempérant les hurlements des activistes : NON À LA DISSOLUTION - CHUT ! - du CSB ! On imagine la grève terrible, les piles de livres qui attendent d'être remis en rayon, la classification Dewey vaincue par l'entropie. On imagine tout cela ; et on sourit.

On sourit et on a tort. Grandement tort.

Parce qu'on aurait tort de se moquer d'une mobilisation de bibliothécaires, d'abord. On devrait plutôt en prendre de la graine. Tandis que les hommes politiques américains de tout bord, assomés par le fracas des tours qui tombent, laissaient Bush rogner les libertés des Américains au prétexte d'assurer leur sécurité, les bibliothécaires étaient les premiers à se souvenir de Benjamin Franklin : They who would give up an essential liberty for temporary security, deserve neither liberty or security. Alors que certains se prennent à rêver d'un Patrioct Act à la française, la capacité d'indignation des bibliothécaires est une vertu qu'on devrait admirer.

Parce qu'il y a Google print et Wikipedia, ensuite : je m'inquiète autant de voir le génie humain entre les mains d'une entreprise privée que de le voir dissout dans l'anonymat et l'irresponsabilité.

Google print a suffisamment mauvaise presse pour que je ne m'attarde pas sur lui. Je dirai seulement que ce ne sont pas les questions de droit qui me tarabustent, plutôt une question de pouvoir. Que la somme de tous les savoirs, de toutes les pensées, de toutes les œuvres de l'Homme passe des bibliothèques à une entreprise commerciale me gêne. Car c'est de cela qu'il s'agit : l'information est là où on la trouve ; si Google vous donne accès à tel texte rare plus vite que la BNF, alors ce texte est chez Google et non plus à la BNF. Ce qui est problématique.

À l'opposé, Wikipedia est à la mode. Et m'inquiète pourtant autant. Wikipedia est l'aboutissement du Web, en un sens : la source parfaite d'information, ou l'information circule librement, sans friction et sans heurt. Wikipedia devrait s'autoréguler, comme le marché des libéraux, justement par l'absence de règle : chacun peut corriger les erreurs qu'il croise, on tendrait vers la vérité, vers l'objectivité. Sauf que l'objectivité n'est pas la moyenne anonymisée des subjectivités. Et, d'ailleurs, que l'objectivité n'est pas gage de vérité la plupart du temps. Wikipedia zigzague entre deux abîmes : le risque de l'article orienté (car écrit par quelqu'un de partial - et qui ne l'est pas ? - et jamais amendé) et le risque aussi grand de l'article neutre (par réduction à un consensus mou). Dans tous les cas, l'anonymat du ou des auteurs donne l'illusion de l'impartialité et la quantité des articles donne l'impression de qualité. Mais il est tard et j'échoue à être clair - Schneiderman faisait mieux l'autre jour dans Libération. Je reviendrai un jour là-dessus, peut-être.

Résumons, à défaut d'expliquer : le texte anonyme me dérange. Je préfère une erreur signée à un fait anonyme.

Et le lieu du texte assumé par son auteur, c'est par essence la bibliothèque. Avec le bibliothécaire pour gardien. Attention, bibliothécaire méchant. Vialatte citait souvent un brave homme qui voulait que l'on protégeât le tigre. Il avait raison, il faut protéger les animaux féroces.

Corollaires : il faut protéger le bibliothécaire, il faut protéger le CSB.

Commentaires

1. Le mercredi 30 novembre 2005, 20:47 par pierrounet

Ne jamais parler de Schneiderman tu devras !