Affaire de style

Annie Cordy vs. Jean Anouilh : combat de titans.

C'est point facile
D'avoir du style
Quand on est une fille comme moué
C'est point commode
D'être à la mode
Quand on est bonne du curé

Annie Cordy, La bonne du curé

Il y a un problème certain à écrire dans une langue que d'autres personnes parlent : c'est que d'autres personnes parlent la langue dans laquelle vous écrivez. Voire même, pour les plus sournois, écrivent dans cette même langue. Ils s'y sont mis avant vous, pour la plupart - bien avant et bien mieux. Mais, par opiniâtreté ou par inconscience, cela ne dissuade pas d'écrire encore : on s'obstine, on essaie, on expérimente. À force d'idiosyncrasies, on croit s'être trouvé un style à soi. Et vas-y que je te joue sur le rythme de la phrase, et vas-y que je t'explose sa construction, et vas-y que j'abuse des constructions ternaires.

Les bons soirs, on se prend à croire qu'on a l'ombre d'un soupçon d'originalité.

On déchante vite. Il suffit d'ouvrir Elles sont tropes ! d'Anne Quesemand et Laurent Berman. (Aux éditions Alternatives, merveilleusement écrit, précis et drôle, très joliement illustré, je vous le conseille.) On ouvre ce petit livre et l'on découvre que ses bizarreries patiemment acquises et attentivement choyées n'en sont pas. Qu'elles sont connues, recensées, nommées. Elles sont épinglées et jolies dans ce livre comme des papillons brillants dans une vitrine. Leurs noms fleurent la zoologie, d'ailleurs : épanorthose, kakemphaton ou épanadiplose. La zoologie ou la dermatologie : on imagine bien une phrase affligée d'épanadiplose aigüe. Ou un kakemphaton purrulent. Le Lecteur frémit.

Bref : tout n'a pas été écrit mais ce qui a été écrit l'a été de toutes les manières possibles. Ou presque. Écrire, finalement, c'est comme tricotter. Toutes les mailles sont connues, ce n'est pas demain qu'on en inventera une nouvelle, l'astuce n'est plus qu'à trouver un nouvel ordre pour les combiner : une auxèse à l'endroit, une tapinose à l'envers. Le tout est de ne pas perdre le fil, dans tous les cas.

C'est cela le style, c'est cela le piège. (La belle anadiplose !)

Ornifle
Comment vas-tu, vieille crapule ?
Machetu
Je t'ai déjà dit que je n'aimais pas que tu m'appelles vieille crapule.
Ornifle
C'est un mot d'amitié.
Machetu
Avec moi ça a l'air d'être vrai.

Jean Anouilh, Ornifle

Avoir ses habitudes, avoir son confort, puiser dans son tiroir les tropes que l'on aime, que l'on connait, qui nous ont servi une fois, qui nous ont servi cent fois, qui nous resserviront encore. Si le style n'est qu'une affaire d'ordre, de fréquence, de rythme - une musique à soi dont le lecteur apprend à reconnaître les mélodies et les accords - il ne faut pas sombrer dans la rangaine. La seule chose à laquelle le lecteur devrait pouvoir s'habituer, c'est d'être surpris.

Pourtant, parfois, c'est à moi d'être surpris qu'on ne s'habitue pas. À mon usage de l'antiphrase, notamment. Ou, plutôt, à ma manie d'utiliser des mots dans un sens qu'ils n'ont pas tout à fait.

Encore l'autre jour, un ami a été surpris de mon emploi de bellâtre - je ne parlais pas de lui. Même si j'aurais pu. Il est trop tard pour commencer ce soir un lexique FabriceDo-français. Mais il m'amuserait d'en faire une nouvelle catégorie de ce blog. J'aime les dictionnaires idiots, les encyclopédies inutiles, les catalogues abscons. J'ai déjà copié ici Vialatte, pourquoi ne pas compléter en toute immodestie Bierce, Flaubert et Larousse ? Il suffira pour ce soir de dire que bellâtre est pour moi un mot d'amitié.

De même que connard, d'ailleurs.

Commentaires

1. Le lundi 26 décembre 2005, 23:21 par Rakh

La fin de ton billet part drôlement dans le décor... (métaphore)

La conclusion, là où (pléonasme) le bât blesse parfois.
La conclusion, art de la fin bien négociée.
La conclusion...il en est certaines que l'on ne souhaite jamais.
(anaphore)

Je t'aime et tu me manques. (euphémisme)

2. Le mercredi 28 décembre 2005, 23:37 par Camille

D'ailleurs, ce billet est un bon exemple de ce que tu avances, puisqu'il s'agit d'une réécriture de La Bruyère, de Montaigne, de Gérard Genette aussi, tiens...
Et n'abuse pas des catachrèses et autres syllepses dans ton futur lexique (qui devra, évidemment, contenir l'expression figée "sale bête").

3. Le lundi 2 janvier 2006, 21:30 par Monster Bill

Moi, je ne suis pas savant, mais j'aime bien ta musique écrite avec des mots. ;-)