Caractère non caoutchouteux de l'homme

(Mais caractère arboricole du même.)

L'Homme est supérieur à la chasse d'eau.

Mon ange

La vie de l'homme est pleine de contrariétés : des peines de cœur, des chiens pétomanes, des naufrages de Titanic.

Et des chasses d'eau récalcitrantes, aussi - j'en ai une à la maison. Une qui, parfois, se remplit, se remplit et se remplit encore ; encore et encore ; en sifflant. Un petit sifflement aigu, pénible. En général, c'est juste quand on va se coucher : on fait ses dernières ablutions, on s'allège pour mieux s'envoler vers le pays des rêves et on tire la chasse. Tandis qu'on se lave les mains, le réservoir se remplit. Tandis qu'on se couche, le réservoir se remplit. Tandis qu'on étreint tendrement l'être aimé, le réservoir se remplit. Tandis que le réservoir se remplit, le réservoir se remplit. On aimerait dormir, les voisins aimeraient dormir, le quartier aimerait dormir ; mais le réservoir se remplit. Et se vide, en même temps qu'il se remplit, c'est sans fin. Alors on lâche l'être aimé qui se retourne en bougonnant, on s'allonge sur le dos et on attend en espérant sans trop y croire que cela s'arrête. Mais cela ne s'arrête pas, évidemment. Alors on se lève, sans oser allumer la lumière ; on ne trouve pas ses pantoufles ; on part pieds nus ; on regrette de ne pas passer l'aspirateur plus souvent ; on se cogne le petit orteil ; on étouffe un juron. Deux fois sur trois, c'est là, alors que le robinet est à portée de main, que le réservoir cesse de se vider. Et, conséquemment, de se remplir. On coupe tout de même l'arrivée d'eau, à titre préventif. On retourne se coucher en évitant soigneusement la corbeille à linge. On se pose à côté de l'être aimé, sans le frôler, pour ne pas le réveiller. On agonise de frustration. Et l'on remarque le bourdonnement du réfrigérateur.

La vie de l'homme est pleine de contrariétés, vous dis-je.

Une théorie voudrait que - face à ces contrariétés, même les plus grosses, même les pires d'entre toutes - l'homme finisse toujours par s'en sortir. Par rebondir. Comme ces petites boules de caoutchouc que les parents répugnent à offrir à leurs enfants : l'homme rebondirait encore et encore, de contrariété en contrariété, brisant de temps en temps un vase précieux, laissant sur quelques murs la marque en creux de son passage ; rebondirait encore, de moins en moins haut, de moins en moins loin, avec le temps ; rebondirait, jusqu'à rouler sous une armoire. Ceux qui l'y auraient vu disparaître s'en souviendraient, un temps ; puis ils arrêteraient de bondir eux aussi. Et il n'y aurait plus que la cicatrice sur le tronc du ficus de la salle-à-manger ou un morceau du vase ming de la grand-tante Léone retrouvé un jour en balayant pour faire rebondir une fois de plus la petite boule sous son manteau de poussière.

J'aime bien la théorie de la boule en caoutchouc. Elle a du swing, elle a du peps, elle a de l'espoir. Mais je n'y crois pas vraiment : pour moi, l'homme est un écureuil - vous pouvez me citer, au besoin.

Vous avez déjà vu un écureuil ? En substance, l'écureuil est un animal qui passe la moitié de sa vie à grimper aux arbres et l'autre moitié à en dégringoler. N'étaient les branches, il s'écraserait au sol comme un fruit trop mûr. (Ou comme du guano, mais la comparaison est moins belle.) Les écureuils du lycée Blaise Pascal, à Clermont-Ferrand, confirment cette description : ils grimpent aux façades du bâtiment de Sciences Physiques, décrochent avant d'atteindre le toît, tombent devant les fenêtres de Madame V. - la pauvre perd le fil de sa démonstration, prend ses élèves à témoin (Vous avez vu ? un écureil ! Je vous assure : un écureuil.), se lamente sur le sort de ces pauvres bêtes. Madame V. ne finira jamais sa démonstration, l'écureuil tombé ne se relèvera pas. Pourquoi ? Parce que les bâtiment du lycée Blaise Pascal n'ont pas de branches. QED : sans branches auxquelles se rattrapper, l'écureuil n'est qu'une flaque rougeâtre parfumée à la noisette.

C'est pourquoi l'homme est un écureuil.

Car m'est avis que l'homme, s'il n'a pas de branches auxquelles se rattrapper, se vautre, s'écrase, s'abîme. M'est avis que l'homme est un arbre pour l'homme.

Certains d'entre vous m'ont parfois tendu la branche, sans le moindre sous-entendu grivois, lorsque j'en avais besoin : on est toujours l'écureuil de ses amis ; les miens eurent le branchage hospitalier. J'essaie de rendre la pareille. Bien sûr, certains jours où il a trop plu dans ma vie, mes branches sont trop souples pour soutenir, sans doute ; bien sûr, certains jours, il peut m'arriver de porter tant d'écureuils que le moindre de mes rameaux semble occupé ; bien sûr, certains jours, je suis sans doute plus écureuil que chêne : le poil vif, l'œil espiègle mais l'âme en attente d'un tuteur. Pourtant, j'essaie d'être là.

Parfois, l'homme trouve un autre homme. Deux arbres dont les branchages s'entremêlent, deux arbres où deux écureuils peuvent gambader gaiement. Et jouer avec des noisettes.

J'ai trouvé cet homme, je veux être son séquoia, je suis son écureuil. À tout jamais. Avec lui, je suis prêt à croire que l'Homme est supérieur à tout.

Sauf à la chasse d'eau : elle nous aura, c'est certain. Son sifflement nous rendra fous, nous sommes perdus d'avance. Mais même la folie ne peut être que douce dans ses bras.

(De mon homme, pas de la chasse d'eau, les bras.)

Commentaires

1. Le mardi 24 janvier 2006, 08:40 par Monster Bill

Les bras, les branches, finalement, tout ça n'est qu'appendices...

2. Le mardi 24 janvier 2006, 09:29 par Thilas

Et tu oublies le tic-tac du réveil, le couinement de certaines bestioles à long museau ou celui de certaines voisines très philantrope, voire le ronflement parfois d'un ordinateur laissé allumé dans le coin de la pièce, le genre de petit rien qui gâche tout et rendent plus nécessaire encore la protection et l'embrassement de l'être aimé (si si ça existe c'est le TLF qui le dit).

J'aime bien cette métaphore de l'arbre aussi en ce qu'elle comprend l'arbre comme entité autonome, unique, indépendante, à la manière d'une monade. J'aime bien la métaphore de la branche secourable également, reste juste que notre écureil ne se prenne pas pour Tantale car plus dur sera la chute.

3. Le mardi 24 janvier 2006, 15:49 par Obi-Wan

- - - AVANT LECTURE - - -

Pourquoi écrit-il des billets aussi longs ?

Obi-Wan,
Flemmard parfois...

4. Le mardi 24 janvier 2006, 15:57 par Sylvain

Alors, là Fafa, je tiens à exprimer tout haut notre indignation, à Chipie et à moi ! Oser accuser ce remarquable représentant de l'espèce canine de tendances flatulatoires relève de la calomnie pure et simple !
Parce que c'est trop facile de critiquer Chipie (vas-y, ose prétendre qu'il ne s'agit pas d'elle), mais reconnais au moins que cela a créé des liens entre vous deux. Qui aurait pu prédire que ce pauvre chien pétomane allait t'attendrir et t'ouvrir à la découverte du monde des clébards ? Au point d'ailleurs de lui acheter un énôôôôrme jouet en plastique qui fait pouët...
Moi je pense que tu ne fais que la critiquer pour ne pas avoir à reconnaître devant le monde entier que tu l'aimes bien cette bête...

5. Le mardi 24 janvier 2006, 15:59 par Rakh

Que dire après une telle déclaration ?

Fabrice, ce billet est superbe. Je t'aime.

6. Le mardi 24 janvier 2006, 16:02 par Obi-Wan

- - - APRES LECTURE - - -

Toujours aussi féérique, toujours aussi philosophe... toujours aussi FabriceD...

Tu as pensé à changer ta chasse d'eau ? c'est tout con a faire...

Obi-Wan,
J'aurais pu trouver mieux...

7. Le mercredi 17 mai 2006, 16:40 par Miguel, un copain de Flo

Visiblement, il y a des gens qui lisent Vialatte.