Aventure dans le corail

Ce billet mériterait presque une catégorie propre.

Cela grince, cela brinquebale, cela grogne, mais cela ne ronronne pas : une usine sans moteur, une montre sans ressort dont les engrenages taperaient seuls. Le sol se dérobe sous les pieds, les fauteuils bondissent dans le chemin, tout tangue comme un navire ivre. On titube entre les banquettes sagement rangées, deux par deux, comme des enfants en sortie scolaire. Ce train est à destination de Bourges, il desservira des gares improbables, des villes oubliées, des quais au milieu de champs de colza. (Certains de ces champs sont peut-être des sous-préfectures : à l'été le sous-préfet y préside les comices ; le plus beau goret gagne à son propriétaire une bise de la sous-préfète.) Le train est à destination de Bourges, mais un voyageur a un but plus urgent : l'extrémité de la voiture 13 où l'attend la délivrance.

En gare de Dieu-seul-sait-où, deux minutes d'arrêt, trois passagers serrés sous un abri en plastique jauni, une gare de triage où rouillaient des wagons de fret, le voyageur s'était documenté. De petits panonceaux sur les voitures les sortaient de leur uniformité, comme les étiquettes des collections entomologiques distinguent des papillons qui se ressemblent pourtant : tel épave avait Metz pour gare d'attache et transportait des marchandises en palettes ; la suivante, en tout point pareil, rapportait à Reims des marchandises en vrac. Un détail sautait pourtant aux yeux : toutes mesuraient dix-neuf mètres de long (et quelques centimètres illisibles). Sans doute abusivement, le voyageur en a déduit que la voiture 13 (au bout de laquelle l'attend la délivrance) devait en faire autant.

Dix-neuf mètres semés d’embûches. On avance dans un train comme une puce saoule sur le dos d'une danseuse de samba. Le ballet s'improvise au rythme des déhanchements de la voie, on rebondit de dossier en dossier, les valises encombrent la scène et brisent tout élan. D'autres voyageurs, curieux ou cruels, détachent les yeux de leur livre et vous regardent avancer. Deux regards se croisent, des yeux verts éblouissent, on ébauche un sourire. Un aiguillage ! vous voilà sur les genoux d'une grand-mère. Se relever, se sentir rougir, ignorer les rires. Zigzaguer encore un peu et, enfin, le bout de la voiture 13.

La porte pivote dès qu'on en abaisse la poignée. On craignait l'odeur ; c'est la fraîcheur qui surprend pourtant. Car l'on se retrouve au cœur d'un petit ouragan très local, très frais, très amusant. Des gouttes de pluie jaillissent de la voie qui défile au fond du trou, le papier flotte à l'horizontale comme un drapeau agacé, le souffle est assourdissant. Une poignée secourable s'offre à nous, on s'y accroche et l'on se concentre. Par égard pour le suivant, et par crainte pour son bas de pantalon. Là encore, aiguillages, secousses, complexités insoupçonnées. Tandis qu'on se soulage très lentement, très précautionneusement, une bribe de cours de mécanique revient d'on ne sait quand : l'être humain serait moins sensible aux accélérations qu'aux variations de celles-ci. Le professeur avait appelé ces variations le jerk - jerk, samba, danse de Saint-Guy, du pareil au même.

Enfin soulagé, on se retourne : toujours le même miroir rayé et tagué et sa prise pour le rasoir. Ce détail de courtoisie surprend toujours un peu. C'est qu'on confond courtoisie et sécurité : la prise n'est là que pour dissuader le voyageur coquet d'utiliser un rasoir mécanique. Fait divers : un passager s'égorge sur un passage à niveau ! Déclarations enflammées des gouvernants, enquêtes administratives, nouvelle loi votée en urgence - la prise épargne ces complications.

Tandis que l'horrible distributeur de savon en ajoute, lui, car il n'y a pas toujours de l'eau au robinet. Ou bien parfois juste assez pour se mouiller les mains, se les savonner mais pas pour se les rincer. On retourne alors à sa place les mains toutes poisseuses, on pue l'eucalyptus, quelques instants plus tard commencent les démangeaisons. Si le voyage est trop long, on en arrive à essayer les autres wagons,  tous les autres wagons, pour se sauver de l'amputation. Alors on teste le robinet, une fois, deux fois, trois fois, avant de se risquer à se laver réellement les mains.

Il n'y a plus qu'à retourner à sa place en virevoltant. On se sent léger, on se prend pour Fred Astaire, on bondit de banquette en banquette. On ignore les regards qui nous suivent car on sait, pour y avoir pris une garde attentive et douloureuse, on sait que notre pantalon et nos chaussures sont, contre toute adversité, immaculés. En se rasseyant, frôlement d'yeux verts de nouveau, qui rougissent à peine. D'un bout à l'autre de la voiture 13, on reprend sa lecture : l'aventure est finie.

Le train ralentit, une petite ville grisâtre nous entoure, deux minutes d'arrêt.

(Épilogue moderne : Le TGV a tué le pittoresque. Tout n'y est que gris, acier et hygiène. Un entonnoir goulu gobe nos déjections, les digère, les arrose d'un désinfectant qui sent l'après-rasage. Pas de grincement, sauf à basse vitesse, mais toujours un grondement oppressant et des cliquetis secs. Cheminot, fais chauffer l'hyper-propulsion ! L'eau coule dès qu'on approche les mains ; le savon ne dissout pas la peau ; à peine quelques secousses, pas de folie, que du confort. Preuve de la confiance des ingénieurs en leur invention : il y a de la moquette sur les murs ! Au lieu du vent sauvage qui ébouriffe les cheveux et stimule l'imagination, rien - ou plutôt, si : la cabine est pressurisée. On ressort de là avec les oreilles qui bourdonnent et des élans réactionnaires. C'est que, selon le grand auteur, le progrès a fait rage.)