Quand ils seront grands, je serai nègre

Stupéfaction : j'ai lu, dans Le Monde daté du 5 mars 2010, que le journaliste François Forestier tire bon an mal an, 100 000 euros de son activité de nègre. Pourquoi ne nous dit-on pas ça lorsqu'on est au lycée ? Que font les conseillères d'orientation ? On nous vend du glamour, on nous impose du raisonnable, on nous veut ingénieur, ou pompier, ou astronaute, alors que c'est nègre qu'il faudrait être !

La valeur peut ne pas attendre le nombre des années, mes années impatientes se lassent d'attendre la fortune. Aussi envisagé-je ma reconversion. Ce qu'il me faut, c'est un échantillon, comme sur les marchés de Provence : un petit machin rigolo que je montrerai aux éditeurs pour leur fourguer ma camelote et gagner ma croûte. Il suffirait que je me fasse la main sur un ami, en tout bien, tout honneur, que je lui trousse une petite autobiographie. Je ne manque pas d'amis brillants, je n'ai que l'embarras du choix, pensé-je...

Il m'a pourtant fallu choisir et trier parmi mes amis, comme Barbe-Bleue se demandant laquelle de ses femmes il allait pouvoir dévorer. Jocelyn est une pièce de choix, mais l'on attendrait d'un traducteur d'Aristote qu'il se cuisine lui-même. Camille est prometteuse : une dompteuse de fauves, une aventurière dans la jungle, bref un professeur en banlieue parisienne ; mais tout cela sentirait le réchauffé, le ragout de Maya Goyet. Olivier, alors ? Mais qui lit encore des biographies de mathématiciens, à part Romain ?

Non, il me fallait viser plus exotique, sans vouloir vexer quiconque. Après bien des hésitations, je n'en ai gardé que trois, que je vous demanderai de ne pas me voler.

  • Bertrand a une belle plume, ç'aurait dû être un inconvénient ; mais il me suffit d'attendre. Dès qu'il sera président d'une entreprise du CAC 40, ministre d'État, que sais-je ? aventurier-milliardaire façon Richard Branson, il n'aura plus le temps d'écrire. Déjà, alors qu'il n'est encore rien de tout cela, il ne blogue plus. Son autobiographie tiendra le lecteur en haleine par un secret dont je retarderai encore et toujours la révélation ; un détail, un manque que le lecteur aura en tête et que je viendrai titiller pour lui du bout de ma plume, comme une dent creuse que l'on teste du bout de la langue ; une demi-incisive manquante dont on cherchera la trace. On inventera un Rosebud : ce sera un ciré jaune, sur des rochers de la côte bretonne, et un plongeon dans un petit trou d'eau.
  • Il y en a toujours un, pour tous les films. C'est un homme entre deux âges, ni gros ni maigre, ni beau ni laid. Il n'a jamais l'air de rien faire, mais il est sur toutes les photographies de plateau : sa tête dépasse d'une épaule, on le devine dans la pénombre, il meuble un coin de l'image. C'est celui qui semble seul et triste quand tout le monde rit à une blague de la vedette. Lorsque Valentin sera le nouvel Orson Welles, je serai celui-là. Son ombre, son fantôme, son rien. Je n'aurai pas mon nom au générique de ses films, ni sur la couverture de son autobiographie, mais j'écrirai tranquillement sa légende, celle d'un homme né sous le signe du cinéma, dans une fatalité nivernaise. Nevers est une grande ville, un enfant peut en faire le tour à pied. J'ordonnerai à Resnais et Duras de s'être penchés sur son berceau et c'est ainsi que, de sa vie, je ferai un destin.
  • Je devrai bien reconnaître que je me serai trompé lorsque, confortablement installé dans son jet privé, je recueillerai les confidences de ce magnat de l'agroalimentaire. MIAM : We feed the world. Antoine aura eu raison, contre moi. Je serai beau joueur, mais comment ne pas l'être ? et je le suivrai dans sa tournée des producteurs : tel Néo-Zélandais qui fournit des kiwis locaux aux populations locales, tel cultivateur des rives du Niger qui fourgue des melons aux Nigériens, tel Auvergnat dont les myrtilles équitables nourriront Clermont-Ferrand. Grow local, think global. Mon amour propre en aura pris un coup, mais je rapporterai des ananas de Martinique.

Et lorsque je serai vieux, que mes économies auront fondu à l'approche de tant d'étés, que ma fortune aura été dilapidée en tant de pilules miracles, que j'aurai ruiné ma vie dans la quête toujours renouvelée d'un inaccessible ventre plat, à mon tour, j'engagerai un nègre, pour qu'il raconte tout cela, au passé. Cela m'assurera bien une petite retraite.

Commentaires

1. Le vendredi 12 mars 2010, 14:40 par Pierre

Même pas cap' (de devenir nègre). Sinon, bien drôle, incisif(ve)