Être et avoir été

Je viens de surprendre mon grand-père faisant l'amour à la bonne. Métaphoriquement, j'entends : pépé n'ayant jamais eu de bonne de son vivant, ce serait doublement suspect. La métaphore est douteuse, je frôle le cauchemar, essayons autre chose : je viens de surprendre Gandhi troussant Marie Curie. Pas franchement mieux. Reprenons du début.


Pouf, pouf.


Je viens de surprendre une autorité morale, un pur esprit, un Maître en plein ébat. Pire : en pleins ébats.

Cela s'intitule Être et avoir été et c'est d'Igor Markevitch.

Markevitch, il vous en souvient sans doute, n'a pas toujours été ce chef d'orchestre merveilleux qui dans les années cinquante dirigeait amoureusement le meilleur orchestre français : fils de Russe blanc, enfant prodige, compositeur pour les Ballets Russes de Diaghilev, le deuxième Igor (après Stravinsky), admiré de Milhaud, admiré de Scherchen, admiré de tous. La guerre arrive : résistant en Italie. Capitulation : le compositeur meurt, un chef d'orchestre ressuscite. La grandiloquence guette : génial dans Berlioz ; épatant dans Tchaikovsky ; obstiné dans Stravinsky.

À la fin des années 70, Markevitch se retourne et écrit : Être et avoir été. L'autobiographie d'un intellectuel qui aura traversé l'intelligentsia du siècle : l'index des noms propres résume ceux qui auront compté de 1912 à 1983. Cortot, Boulanger, Diaghilev, Cocteau, Chanel, Ramuz, Auric, Nijinsky, Ansermet, Monteux, Munch, tous, il les a connus. Je vous entends bailler : déjà vu, tout ça ; Brialy qui se remémore Moreau ; Ormesson qui raconte Chateubriand.

Certes mais tout de même : Markevitch ! L'intimité avec la musique, avec les musiciens, avec leurs femmes... Oups, c'est là que ça se gâte : les considérations sur la musique ? admirable ! tel musicien croisé en Suisse ? formidable ! le touche-pipi avec Serge Diaghilev ? ah, tiens... Et cela continue : Max Jacob ? oui, oui... Marie-Laure de Noailles ? oui, oui... C'est que, comprenez, il était monogame tous azimuts. On finit par être surpris quand il tient à préciser qu'il n'a pas couché avec Cocteau. Mais pourquoi donc ? C'aurait fait un beau chapitre, pourtant, un plan à trois avec Jean Marais. Mais où est la musique, là-dedans ?

Un instant... Serais-je pudibond ?

Non, simplement un imbécile, fruit de mon époque, qui pense que la musique classique est affaire de cadavres - au mieux, de vieux messieurs qui ne se souviennent pas de leur dernier rapport sexuel. Convenables, en tout cas, qui n'engrossent pas Marie-Laure de Noailles pendant que Charles (le mari) a le dos tourné. Foutaise ! C'est un grand vent d'air frais que ce lupanar : y voilà de la chair, du sang, du sperme !

Bach n'avait-il pas douze enfants, après tout ?