Redon

La plupart des villes se construisent autour du croisement des rues Pierre Brossolette et Henri Barbusse, à quelques variantes près. Ce sont parfois des avenues de la Libération, parfois des boulevards Charles de Gaulle. Si le carrefour est assez grand, on l’appelle place Jean Moulin et on n’en parle plus. Redon apporte de l’inédit : en son centre, un canal croise à angle droit une rivière. S’il en est parmi les lecteurs, les marins d’eau douce sauront détailler ce qui se passe quand quatre bateaux arrivent des quatre bras.

Ces cours d’eau, les quais qui les bordent, les ponts qui les enjambent, tout cela m’a paru bien charmant. Mais je mentirais si j’en disais plus : je n’ai vu Redon que de la fenêtre d’une voiture, nous avons fauté en ne nous y arrêtant pas.

Le souvenir de cette beauté et une certaine aversion pour la brièveté me retiennent pourtant de poser là ma plume. Laissez-moi donc vous raconter une histoire édifiante.

L’hiver 1858 s’est abattu sur Redon comme une avalanche sur une vallée. Le froid fut si intense et si soudain que les troupeaux furent décimés : on n’avait pas le temps de rentrer les bêtes qu’elles étaient déjà mortes, congelées, au milieu du pré. La neige empêchait d’en ramener les carcasses à la ville. On aurait craint la famine s’il n’y avait eu le canal — l’Empereur venait tout juste de l’inaugurer. Il sauva la ville. Les péniches étaient pourtant bloquées à quai, la coque broyée par les glaces alentour ; tout ravitaillement était impossible. Mais la gelée, brutale, avait surpris les canards : les pattes prises dans la banquise, ils s’épuisaient à essayer de s’envoler. Les hommes n’avaient qu’à venir les cueillir. Les pattes cassaient avec un petit bruit sec et restaient, comme de toutes petites souches, à la surface. On mangea du canard à en être dégoûté.

Restait pourtant le problème des bébés, qui ne pouvaient mâcher le magret. Les rares vaches encore vivantes ne donnaient plus que de la crème glacée, les nourrices se faisaient rares. C’est un jeune volailler qui eut l’idée salvatrice : la solution était dans le canard. Ou plutôt sur celui-ci. Le jeune homme inventa un macérat de plumes distillé deux fois. C’était une chose ignoble et blanchâtre dont la puanteur repoussait les parents mais ravissait les petits. Elle leur lestait l’estomac et leur tenait chaud au corps.

Le redoux finit par arriver, les glaces fondirent, la vie et le canal reprirent leurs cours. Le temps passa, l’été d’abord, puis un nouvel hiver plus clément et beaucoup d’autres ensuite. Il n’y avait plus que les anciens pour se souvenir de l’hiver 1858.

C’est pourtant de cet hiver que date cette spécialité méconnue qu’on appelle encore aujourd’hui lait de Redon en plumes de canard.

Commentaires

1. Le vendredi 25 février 2011, 12:26 par Dan de Baudra

Tu as oublié de mentionner une autre utilitié de la carcasse du canard -qui date celle-ci des quelques dizaines de milliers d'années - : en en rayant les os,  façon Robinson, nos lointains ancêtres confectionnaient les premiers calendriers... Ce serait dommage d'oublier les os rayés.