Sécheresse

Les blés ont soif, les bêtes ont faim, les hommes ont peur ; mais A. ne comprend pas. Le Rhône coule toujours, la Saône coule toujours, les robinets coulent toujours. Où est le problème ? En quoi cela la concerne-t-elle ? Pourquoi en parle-t-on autant ?

A. comprend tout à fait qu'on parle du moindre fait divers, en revanche. Elle raffole des histoires les plus sordides, des violences les plus sauvages, quand elles se finissent bien : quand les voyous sont exhibés menottes aux poignets, quand ils sont mis au ban de la société, et quand une loi opportune leur assure de ne jamais plus la réintégrer. Les bourgeois peuvent alors dormir du sommeil du juste, qu'ils peuplent de cauchemars où ils fantasment toutes les oppressions qu'ils ne subiront jamais. A. craint l'insécurité et aime la police qu'elle confond avec la justice. Quand le bus qui dessert son bureau passe sous ses fenêtres avant de traverser les banlieues aisées de Lyon, A. va travailler tous les jours en voiture, par peur des agressions.

Mais l'insécurité, ce ne sont que des voyous fantomatiques cachés derrière les piliers des stations de métro comme des loups dans une forêt. Le réchauffement climatique ? les discriminations ? les injustices ? Des foutaises dont on ne parle que trop, pour A. Voilà pourquoi elle ne comprends pas ces histoires de sécheresse.

P., d'un autre côté, connaît toutes les dates et toutes les températures. Il sait l'année où le Rhône a gelé, il se souvient des crues, il commémore les sécheresses. Il pourrait parler du monde paysan qui souffre, des prix du pain, des fruits et des légumes qui vont s'envoler, des famines qui vont s'abattre sur l’Afrique, mais A. serait-elle concernée ? P. trouve finalement ce qui pourrait la toucher :

Tu verras bien, quand tu ne pourras plus laver ta voiture, comme en soixante-seize.