Le kangourou chypriote

Comme pour toute activité un peu ancienne, un vocabulaire spécifique s’est développé pour désigner les différents éléments du jeu d’échecs.

Le nom des pièces, pour commencer. Tour, cavalier, fou, dame, roi. Ils n’ont pas toujours eu ces noms-là, dans plein de variantes ils ne s’appellent pas comme ça. Les pions sont à part, ce ne sont pas des pièces à proprement parler. Et donc : on ne dit pas cheval, ni reine, que l’on entend pourtant dans tout film qui montre deux personnes jouant aux échecs. Échec lui-même, d’ailleurs, provient du persan et veut dire roi ; seulement on n’emploie pas le mot quand on joue une partie. Quand le roi est mis en échec, ça se voit, pas besoin de le dire sauf si vous jouez avec votre petit cousin de 5 ans. De même avec l’expression échec et mat (le roi est mort). Même si c’est un cliché qu’on nous épargne rarement à l’écran, aucun joueur ne prononce ces mots. Et pour cause : la position où l’un des deux rois est échec et mat ne se présente jamais sur l’échiquier, les joueurs arrêtent la partie avant que cela n’arrive, l’un des deux abandonnant la partie. Un moyen de classer les réalisateurs en deux camps : ceux qui jouent aux échecs et ceux qui ne se sont pas renseignés avant de tourner leur scène…

Aux échecs, il y a trois phases de jeu : le début de partie qu’on appelle l’ouverture, le milieu de partie et, si les joueurs vont jusque là, la finale. Le jeu d’échecs est bien étudié depuis quelques siècles ; on a voulu classifier les débuts de partie qu’on a jugés au fil du temps les meilleurs. Cette classification, empirique d’abord, a été confortée par des travaux de théorie de l’information rendus possibles avec l’ordinateur. Les progrès datent véritablement de ces 150 dernières années et constituent la matière de milliers de pages publiées chez des éditeurs spécialisés : la théorie des ouvertures. Contrairement à la classification des groupes finis, achevée il y a quelques années, on n’a pas fini d’épuiser les possibilités du jeu malgré cette recherche effrénée, comme un Graal intouchable, par tout grand maître qui se respecte : trouver la meilleure façon d’engager la partie pour avoir les meilleures chances dans le milieu de partie (et pour gagner, à la fin). Un ordre de grandeur du nombre de parties d’échecs pouvant être évalué à 10120, deux êtres humains auront toujours plaisir à trouver de nouvelles configurations de jeu inédites. Ces ouvertures, pour les humaniser, ont reçu des noms plus ou moins poétiques. Le nom d’une pièce du jeu : l’ouverture du pion roi, la partie des quatre cavaliers. Celui d’un joueur d’échecs qui l’a inventée ou la jouait : le gambit Botvinnik, le contre-gambit Albin (un gambit est un sacrifice de pion). D’une région ou d’un pays : la partie espagnole, la partie italienne, la défense scandinave. Pour les ouvertures très usitées, vous pouvez cumuler et vous retrouver à jouer un gambit dame refusé variante Tartakower avec prise en d5. Pour les moins usitées, il y a le début orang-outan par exemple (le joueur a “inventé” cette ouverture lors d’une visite dans un zoo… mais ne jouez pas cela, c’est mauvais).

Deux mots encore, allemands. Les conventions du jeu se modernisent, on ne joue plus en tournoi comme il y a ne serait-ce que dix ans. Avant, le temps de la partie était le plus souvent fixé pour les 40 premiers coups : deux heures, deux heures et demi. Pour la fin de la partie, une heure en tout. Si avant d’avoir joué votre quarantième coup vous aviez dépassé votre quota de temps imparti, vous aviez sur-le-champ perdu la partie. A l’approche du quarantième coup survenait alors assez fréquemment une phase ou l’un des joueurs (ou les deux) se retrouvait à devoir jouer beaucoup de coups, à l’approche du contrôle du temps, en très peu de temps. Cela produisait des bourdes monumentales ou des retournement de situation improbables autrement, pour le délice des spectateurs. C’est la zeitnot, la détresse à cause du temps (on comprend pourquoi on a conservé le mot allemand). Ça, c’est dans le milieu de partie. Ce qui peut arriver, plus souvent dans la finale, c’est que vous vous retrouviez ou mettiez votre adversaire en zugzwang. Littéralement, en situation de coup forcé. Lorsqu’un joueur se trouve en zugzwang, c’est assez rare mais très esthétique à voir : à son tour de jouer, quel que soit le coup qu’il jouerait le mettrait immédiatement en position de faiblesse au point qu’il doive abandonner.

Le nombre de joueurs progresse, même si c’est peu médiatisé hormis sur internet. Il reste que l’histoire du jeu et ses termes donnent aux échecs le lustre d’un vieux métier, qu’on aimerait voir perdurer.