Aimez-vous Brahms ?

Quelle familiarité acquiert-on au fil du temps avec des œuvres d’art ? Comment se développe une proximité avec les films de Kubrick, les sonates de Beethoven par Guilels, les romans de Julian Barnes ou les aquarelles de Turner ? Si les mécanismes me paraissent identiques que l’on parle de musique, de littérature ou de peinture, leur fonctionnement reste très personnel puisqu’il fait appel à notre univers mental, que l’on construit vraiment depuis l’âge où l’on sait distinguer ce que l’on apprécie du reste. Neuf, dix ans ? Avant l’influence parentale pèse encore trop. J’ai entendu jusqu’à plus soif du Julien Clerc, des Beatles, du Francis Cabrel ou du Elton John dans mon enfance, au point de connaître encore par cœur des dizaines de leurs chansons aujourd’hui. Si on m’avait demandé, je n'aurais pas su dire si je les écoutais par goût réel ou par simple mimétisme.

Quand je découvre un auteur, plusieurs situations peuvent se produire. Cela peut paraître réducteur, lorsqu'on essaie de l’écrire, pourtant un tri de l’information est toujours à l’œuvre inconsciemment : on discrimine, on classe, on range dans des boîtes, avec tout ce que cela peut comporter de factice et d’idées reçues. Cela reste très poreux : nos intérêts et désintérêts, dans tous les autres domaines, percolent dans ces boîtes imaginaires qui vivent grâce à cet arrosage multiple.

Première possibilité, je commence à lire un livre mais je patine : il me rebute, je n’avance pas, me perds et n’achève pas l’ouvrage. Je sais que je n’y reviendrai pas, c’est définitif sauf exception. Il est rare de commencer un livre qui tombera dans cette « catégorie » parce qu’en règle générale on a au moins une vague idée d’où on met les pieds, mais cela arrive. Mes deux sommets parmi les chefs-d’œuvre incontestés : Voyage au bout de la Nuit de Céline et Belle du Seigneur de Cohen. Je ne crois plus à l’œuvre dont on se dit après les cent premières pages qu’on n’est pas prêt, qu’on pourra peut-être réessayer plus tard (j'ai essayé sans succès). Le goût ne change pas tant.

Deuxième possibilité, l’auteur dont on lit un livre ou deux. On ne sait pas forcément à l'avance qu’on s’arrêtera au deuxième, ce que l'on sait c'est qu'il est très peu probable que l’on persévère au-delà. Il fallait simplement savoir à quoi s’en tenir. Dans cette case je mets Marc Lévy ou Jean d’Ormesson. Pas grand-chose à en dire.

Troisième possibilité, l’auteur que l’on aime. On se rue sur tout, on essaie de débusquer les recoins obscurs de sa production. Ça sera rapide parce que l’écrivain est d’un seul livre, ou a très peu publié ; ça prendra du temps pour des raisons inverses, peu importe. On a une bonne connaissance de ce que l’on apprécie justement en allant voir ce qu’il y a dans les marges, en découvrant des aspects insoupçonnés après avoir marché dans les larges allées, ou en faisant les deux en même temps. Vous vous engouffrez dans un petit trou de serrure et découvrez de grands espaces. Exemples personnels : Hervé Guibert, Ernest Hemingway, Saint-John Perse, Jean Echenoz, Charles Dantzig, John Steinbeck. On peut bien vous dire que ces écrivains sont mauvais ou moins bons que tel autre, vous vous en moquez. Ils sont vôtres, vous sucez le sang de leurs écrits comme un moustique qui serait tombé dans une poche à perfusion, vous le reconnaissez en quelques pages, et un jour vous aurez lu toute sa production ou presque (si ce n’est déjà le cas). Ce n’est qu’une question de temps. Une relation privilégiée s’établit, assez difficile à définir, en tout cas c’est très plaisant, cela réchauffe.

Quatrième possibilité, l’auteur que l’on aime mais dont on sait que la relation qu'on a avec lui ne sera jamais complète. Souvent parce qu’il est trop prolifique et que l'on ne lira jamais tout, moins souvent parce que sa production n'est pas facilement trouvable ou parce qu'elle n'est pas traduite et que vous ne lisez pas sa langue. Illustration non exhaustive : Victor Hugo, Georges Simenon, Sandor Maraï. Le lien qui vous unit à cet auteur est malgré tout du même ordre qu’avec un auteur de la catégorie précédente.

Ces ensembles participent à la construction brique à brique d'édifices que l'on peut parcourir tous les jours des fondations aux combles, sachant dans quelle zone on ne veut pas mettre les pieds, dans quelle autre on resterait, bien affalé au soleil ou dans un canapé. Par un effet boule de neige, on veut toujours les rendre plus vastes, ajouter des pièces, en changer l'organisation parfois. Quand ce n'est pas tout casser et rebâtir sur les décombres, ou très loin ailleurs.