Le Renard et les raisins

Le Renard et les Raisins

Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
     Des Raisins mûrs apparemment,
     Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
     Mais comme il n’y pouvait point atteindre :
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
     Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

Jean de La Fontaine, Fables, livre III, XI

 

La Fontaine est un écrivain d’une subtilité remarquable. Nous l’allons montrer tout à l’heure par le biais cette fable, une de mes préférées : elle en est l’éclatant exemple.

En quelques vers, on nous fait goûter la fierté ou la ruse, on ne sait trop, de maître Renard qui joue les flegmatiques devant de beaux fruits. Trop beaux pour lui, à ce qu’il semble, ces Raisins mûrs, pourtant si bien mis en avant par La Fontaine, accentués par le décalage qu’apporte la survenue du premier octosyllabe (vers 3). Le renard se défend de s’abaisser au rôle de valet, ainsi que le veut le sens d’origine de goujat, à qui serait réservé le mets de second rang correspondant à sa classe : il délaisse la vigne d’un geste dédaigneux et superbe de seigneur. Grand seigneur ? pas si sûr. En Gascon : en vantard, avec aisance peut-être. En Normand ? P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non : il hésite… Il est affamé tout de même ; mais les divins raisins sont haut, il les voit mal (apparemment), c’est que l’éclat du soleil doit les rendre éblouissants (une peau vermeille) ou simplement que la distance permet en toute fantaisie de les idéaliser, de les imaginer comme on les voudrait, juteux, dorés.

Et ce galand plein de sentiment, il est transi dès le début de la deuxième partie de la fable, ces quatre derniers verts, dès ce eût plein de doute qui est tout ce que laisse supposer l’emploi du subjonctif. Le volontiers renforce l’effet, laissant croire à la volonté de l’animal. Il y a de l’amour dans cette fringale, je disais affamé mais le presque la tempère. A-t-on jamais vu oxymore aussi bien adouci ? Comme le galand d’ailleurs, qui n’est pas un assoiffé de passion, mais un être de raison, d’équilibre : il est bien l’honnête homme de l’époque, il reste modéré et campe dans un juste milieu. Son estomac crie famine, certes, mais il arrive à en étouffer les cris puisqu’il ne persiste pas. Quand l’équilibre s’obtient par la force d’un grand écart…

Cette courte fable est saupoudrée de ce qui permet l’ambiguïté, à quasiment tous les vers : Certains / d’autres et Gascon / Normands vers 1, presque vers 2, apparemment vers 3, eût et volontiers vers 5… adjectifs, noms, adverbes, verbes : toutes les natures de mots sont convoquées. Le Mais concessif qui se détache au début du vers 6 prépare la chute ; le dit-il, au vers suivant, ce passage au discours indirect libre, annonce qu’on n’est déjà plus dans le récit mais dans la liberté d’affabulation de l’animal. La Fontaine ne met pas de guillemets, notez. On se place entre l’invention et la mauvaise foi, les fruits ne peuvent pas être en même temps vermeils et verts, n’est-ce pas. Dès lors, tout est possible. L’auteur ne se prive pas de surenchérir et se fait complice du renard ; mieux, il se fait renard à son tour : Fit-il, miroir du dit-il et tout aussi équivoque puisqu’il laisse la question sans réponse. Que le lecteur en fasse ce qu’il veut.

Drame miniature en deux actes. Première partie, premiers quatre vers, on plante le décor : le héros, son état, l’objet du délit. Deuxième temps, derniers quatre vers, on précise les doutes instillés, on conclut à deux voix. Et ces quatre octosyllabes qui cassent la platitude des alexandrins : ils sont la vraie ponctuation, la respiration de cette fable. Ils introduisent les fruits, centre de l’attention, apportent une explication (Mais…) puis un commentaire (Fit-il…). Si on devait résumer ce court texte, on ne garderait que les octosyllabes, ce sont eux qui comptent : on convoite des raisins situés trop hauts qui semblent beaux, on s’en détourne et c’est bien ainsi. Essayez avec les alexandrins, on n’y parvient pas !

Et c’est ainsi que La Fontaine est parmi les plus grands du grand siècle.

Commentaires

1. Le mardi 13 décembre 2011, 20:37 par Bill

16/20. Bravo. Vous avez votre bac de français.

2. Le mardi 13 décembre 2011, 22:09 par Romain

Il y avait une fable de La Fontaine a mon bac de français (ce n'était pas celle-là, je ne me souviens pas laquelle c'était), et je fus moyen.

3. Le vendredi 16 décembre 2011, 21:22 par Bill

Je ne te jette pas la pierre. Si je devais repasser mon bac de français aujourd'hui (ou n'importe quelle autre épreuve d'analyse et de réflexion philosophico-littéraire), je serai probablement plus efficace qu'alors (je n'avais était que pas tout à fait moyen). Je crois que ça s'appelle la maturité, tout simplement.