Dix grands pianistes ayant laissé une trace enregistrée

(Voix chaude et égale de Jean Topart) Les cent plus grands succès de Charles Aznavour...enfin réunis dans un coffret 4 CD, à un prix exceptionnel ! On a parlé ici de sous-préfectures et d'autres grandes et petites bagatelles ; j'ajoute une catégorie, je groupe par dix. On verra bien ce qu'il en ressortira.

Je suis bien piètre pianiste, mais grand amateur de cet instrument. Alors que Fabrice aurait plutôt tendance à dénicher plusieurs interprétations d'une œuvre par des chefs d'orchestre différents, souvent de grands chefs du passé, j'ai plutôt tendance à vouloir découvrir des compositeurs ou des œuvres que je ne connais pas plutôt que d'avoir une même œuvre par plusieurs interprètes. Il y a bien sur quelques exceptions, mais elles sont plutôt rares de mon côté de la discothèque. Pour autant, de très nombreux pianistes y figurent. Exemples subjectifs et dans un désordre voulu.

Sviatoslav Richter (1915—1997), Russe. Son répertoire était immense, des baroques à ses contemporains. Il apprenait encore le deuxième concerto de Saint-Saëns à 80 ans. On pouvait noter quand même dans ses choix un tropisme vers les compositeurs russes (Prokofiev, Chostakovitch, Rachmaninov), Chopin ; Richter était également un très grand beethovenien. Mais bon, vu qu'il a tout joué et tant si bien... Richter était un grand seigneur, au visage de boxeur et avec un petit doigt plus gros que mon pouce (Jacques Drillon). Ses interprétations publiques sont parfois calamiteuses, avec de nombreuses fausses notes, parce qu'il essayait des trucs. Paradoxalement, certaines des études de Chopin qu'il a laissées sont les plus limpides que je connaisse, techniquement parlant. Une des caractéristiques de son jeu : parmi les grands il est sûrement celui qui avait la palette de nuances la plus large, du pianissimo le plus ténu au forte le plus tonitruant. On pourrait dire de même du suivant... l'école russe ?

Vladimir Horowitz (1903—1989), Russe, mais tôt émigré aux États-Unis. Il était le virtuose d'estrade, à la technique étincelante mais avec un sens musical aux antipodes (dixit certains confrères malveillants). On raconte qu'un journaliste lui aurait appris le fait que son piano avait 88 touches... Au répertoire beaucoup plus réduit que Richter, Horowitz jouait beaucoup les romantiques et les russes comme lui, mais peu les classiques (Beethoven, Mozart) qu'il jouait mal quand il s'y frottait. Un peu de Scarlatti, quelques modernes, pas trop, et une de ses spécialités, le bis démonstratif et mirobolant. Pourquoi on aime Horowitz : pour sa sonorité dorée, reconnaissable entre toutes, et ses basses grondantes. Je ne sais pas comment il faisait en jouant les doigts à plat pour faire tonner de telles tempêtes dans les graves de son instrument, elles aussi inimitables.

Alexandre Tharaud (1968—), Français. Il a relativement peu d'enregistrements à son actif encore mais presque tous sont des chefs d’œuvres ! Ses Poulenc, Ravel et Satie, particulièrement. Son répertoire est d'ailleurs essentiellement constitué des compositeurs français et de quelques baroques. Je suis moins convaincu par ses Chopin, mais le reste est de grande classe, dans la droite ligne de Marcelle Meyer.

Glenn Gould (1932—1982), Canadien. Il évitait soigneusement de jouer les romantiques à de très rares exceptions ; son répertoire étant centré sur Bach, Mozart et Beethoven d'une part, et certains compositeurs modernes qu'il adorait (Schönberg notamment) d'autre part. Un excentrique assurément, hypocondriaque, très intellectuel et cultivé dans son jeu et ses conceptions de la musique. Il a arrêté le concert vers les 30 ans (il trouvait que ça relevait de la tauromachie) pour se consacrer à l'enregistrement en studio dont il aimait l'ambiance amniotique. C'était aussi un homme de radio et de télévision, qui a laissé des documentaires divers, pas seulement sur la musique.

Nelson Freire (1944—), Brésilien. Sa grande carrière internationale a commencé dès son plus jeune âge, mais paradoxalement il a très peu enregistré. Il est probablement le Richter d'aujourd'hui, avec moins de concerts expérimentaux tout de même et une touche de musique brésilienne. Il est reconnu comme un des plus grands avec d'autres de sa génération comme Pollini, Lupu ou Argerich, et c'est justice quand on entend son jeu rond et son legato prodigieux.

Martha Argerich (1941—), Argentine. Amie du précédent depuis plus de 40 ans, c'est un volcan qui se réveille de façon imprévisible. Elle est capable des plus véloces envolées. Son répertoire est plutôt restreint. La Horowitz de notre temps ? Cela fait des années qu'elle ne joue plus en solo, n'ayant pas confiance en elle ; elle préfère jouer avec orchestre ou avec des amis musiciens en formation de chambre. Elle tourne un peu en rond dans ses enregistrements ces dernières décennies (il doit bien y avoir une douzaine de ses versions du concerto de Schumann disponibles à la vente) mais ses concerts sont des merveilles. La pensée philosophique (Jacques Drillon encore) : Martha Argerich fait tout ce qu'elle peut pour être laide, mais elle n'y parvient pas.

Serge Rachmaninov (1873—1943), Russe. Son grand style royal s'appuyait sur sa musique et celle de Chopin et Liszt. Rachmaninov est l'un des premiers pianistes à avoir laissé une trace de son art, une dizaine de disques simplement superbes. Un son proche de celui d'Horowitz, un côté cristallin, doré comme il est difficile de le décrire mais si beau à entendre, malgré les vieux enregistrements. Rachmaninov était assez austère et très peu expansif, mais pour autant très cordial dans le privé. Comme le disait un de ses amis, la conversation de Rachmaninov couvre tous les sujets en six langues, sauf la politique et la mort.

Alfred Brendel (1931—), Autrichien. Peut-on faire une carrière en ne jouant que quatre compositeurs (ou presque) ? Oui, c'est celle de Brendel. Hormis peut-être dans sa jeunesse, il s'est contenté de Mozart, Schubert, Haydn et Beethoven pour tout le reste de sa vie musicale, mais avec une élégance, un sens de la forme superlatifs.

Samson François (1924—1970), Français. Ses Debussy sont à tomber, l'essentiel de ses Chopin est hyperromantique et personnel à un point de non retour : on déteste ou on trouve que toutes les autres Chopin sont tiédasses et relégués au rang d'exercices scolaires. Il a beaucoup joué les français, les romantiques. Il était perpétuellement soûl selon Benjamin, ce qui ne devait pas être loin de la vérité. Ça l'a fini, en tout cas.

Georges Cziffra (1921—1994), Français d'origine hongroise. J'ai une pensée affectueuse pour Cziffra, qui a passé quelques années en camp de travaux forcés en Hongrie dans sa jeunesse pour opposition au régime communiste, et parce qu'un disque de ses rhapsodies hongroises de Liszt a, entre autres, été une de mes portes d'entrée dans la musique classique. Cziffra a fait des débuts fracassants à Paris en 1956 (après des tournées ailleurs dans son enfance), où il a été acclamé par les éloges les plus extravagants ; beaucoup ont cru entendre en lui la réincarnation de Franz Liszt. Ce compositeur, dont la musique est techniquement très exigeante, était sa spécialité. Beaucoup de pianistes s'accordent pour dire aujourd'hui que personne n'a eu et n'aura peut-être jamais une technique de piano aussi parfaite que celle de Cziffra. Son jeu a un côté outré, cirque, surarticulé : on entend parfaitement chaque note séparée même dans les passages les plus hallucinants. Justement, ce jeu convient bien aux rhapsodies hongroises de Liszt, mais peut faire dresser les cheveux sur la tête à haute dose. Pour cette raison, Cziffra a eu bien des détracteurs. Il jouait d'ailleurs à dessein un peu plus lentement que la normale le répertoire plus classique, Chopin par exemple, pour se donner un alibi de sérieux ; il jouait aussi les morceaux les plus cérébraux de Liszt pour la même raison. Quelques perles traînent sur youtube, telles une ronde des lutins ou un grand galop chromatique époustouflants. Tout comme pour Samson François, EMI a réédité l'intégralité des enregistrements de ce monstre. Tant de merveilles à portée de main.