Rediffusion : Emmanuel Carrère

Certains mails envoyés dans la deuxième moitié de l'année 2011, lorsque j'étais quatre jours par semaine à Bruxelles, m'ont paru pouvoir figurer sur ce blog. Avec quelques coupes et modifications (les bières belges m'ayant parfois fait écrire une ou deux bêtises...), voici le premier, où il était question de l'écrivain Emmanuel Carrère.

Le personnage : la cinquantaine, né en 1957, bobo du XVIe à Paris, jeune critique de cinéma puis romancier, vivant de ses relations amoureuses  en ayant rarement le meilleur rôle (il en parle dans tous ses romans les plus récents), déteste que son amie du moment dise je vis sur Paris ou je pose mes congés parce que ça trahit sa classe moyenne en plus d'être incorrect. L'homme est peu plaisant par bien des points. Fils d'Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française et l'une des spécialistes internationalement reconnues de l'URSS. Jeunesse dorée dans Paris, classe préparatoire au lycée Janson de Sailly, aucune préoccupation financière grâce à Papa et Maman. Une dizaine de romans ou récits à son actif, deux biographies : l'une, sur le cinéaste Werner Herzog, l'autre sur l'auteur Philip K. Dick, toutes deux écrites dans sa vingtaine. Je ne les ai pas lues. Comme souvent quand un auteur plaît, on en lit le plus possible pour saisir le phénomène dans sa globalité. Je distingue deux périodes dans l’œuvre de Carrère (pour l'instant), disons pour faire simple la jeunesse et l'âge mur.

Bravoure (1984). Carrère romance l'histoire de l'accouchement du Frankenstein de Mary Shelley, terriblement romantique. Mary, jeune fille de 19 ans un peu perdue dans la coterie romantique de Byron et Shelley sur les bords du lac Léman, un soir d'été, relève le défi d'une soirée arrosée : écrire ce qui deviendra son chef d’œuvre et un succès mondial, éclipsant même la célébrité de son mari (sauf peut-être en Angleterre, ou la poésie romantique de Percy Shelley est aussi célèbre que celle de Byron, Keats ou Wordsworth). Le genre : roman historique, avec vampires et créatures morbides derrière les placards. Mon avis : un roman de jeunesse un peu épais, avec quelques passages héroïques sur le médecin de Byron, véritable héros du livre (ce serait lui qui aurait écrit le Frankenstein).

La Moustache (1986). Un type se réveille un matin et rase sa moustache, mais tout le monde croit qu'il l'a toujours. J'avais vu le film qui m'avait bien plu. Le genre : quotidien fantastique. Mon avis : nouvelle burlesque, légère, qui questionne les faux-semblants et notre perception de la confiance dans les rapports humains.

Hors d'atteinte ? (1988). Une professeur de collège se met à jouer au casino. Le genre : drame de la petite bourgeoisie à la Chabrol. Mon avis : l'histoire est d'une banalité crasse, et pourtant on entre dans la tête de cette pauvre dame comme on relirait quatre Tintin à l'affilée, le récit glisse tout seul. On le reprendrait avec le plaisir intact de la première fois.

Assurément, les romans de la maturité constituent le meilleur de Carrère. Ses tropismes s'affirment, à savoir : un goût pour le fait divers, la famille, la Russie, parler de lui, de sa vie, de ses conquêtes, des relations de couple en général.

La Classe de neige (1995). Court récit décrivant une classe de neige, avec progression dans l'horreur au fur et à mesure qu'on avance dans la découverte de qui est le père du petit garçon héros du récit. Le genre : fait divers glaçant. Mon avis : cette nouvelle est parfaitement équilibrée, sa construction est maîtrisée comme les films d'Hitchcock les plus classiques. Mais lisez un Astérix juste après sinon le cauchemar est assuré.

L'adversaire (2000). la vie et l’œuvre finale de Jean-Claude Romand, qui a tué toute sa famille avant de vouloir se suicider. Manque de pot pour lui, il a survécu à ses horribles crimes. Il est aujourd'hui derrière les barreaux, et Carrère l'a rencontré pour écrire son histoire. De ce personnage odieux et injustifiable Carrère parvient à faire une sorte d'aventurier des temps modernes. Le genre : fait divers plus glaçant encore que celui qui a nourri le livre précédent. Mon avis : le danger du bon romancier est qu'il fait parvenir ses lecteurs à l'empathie avec les ordures.

Un roman russe (2007). Au prétexte d'un film documentaire sur un bled paumé en Sibérie, Carrère part enquêter sur le secret de famille numéro 1 : le cas de son grand-père maternelle qui a eu une conduite peu honorable pendant la seconde guerre mondiale. Le genre : voyage au fond des abîmes familiaux. Mon avis : énorme introspection, grande histoire d'une famille à notre époque. Ce livre vaut en essence Le premier jour du reste de ta vie, le film de Bezançon : il pourrait être l'histoire de votre famille.

D'autres vies que la mienne (2009). Des gens banals ont demandé à Carrère d'écrire le récit de leur vie. Le genre : fresque contemporaine du quotidien de français moyens et extraordinaires, des gens très attachants, que l'on pourrait connaître. Mon avis : cet avocat spécialisé dans le surendettement, je suis pas près de l'oublier. Ce livre est très émouvant humainement parlant, il crie à toutes les pages pourquoi la vie vaut d'être vécue.

Limonov (2011). Le meilleur Carrère jusque là ? C'est une bombe. Edouard Limonov, né pendant la seconde guerre mondiale, est haut en couleur, romanesque par tous les pores de sa peau. Poète dans sa jeunesse, terroriste révolté sous Brejnev, écrivain idole de l'underground soviétique dans les années 80, militant extrémiste puis anti-Poutine de nos jours, Limonov a tout fait. Il a vécu aux quatre coins du monde, rencontré les grands, participé à la guerre de Yougoslavie, fréquenté les prisons russes, voulu sans aller bien loin (parce qu'il est avant tout un raté...) prendre le pouvoir en Russie. Son histoire tient de l'épopée, et pourtant ainsi qu'il en convient lui même, quelle vie de merde ! Carrère connaissait bien le personnage, rencontré dans les années 80 et ces dernières années. Le genre : vie et destin d'un loser russe, de 1945 à nos jours. Mon avis : époustouflant. On s'attache encore au personnage plus que de raison, quand rien de sa vie au premier abord ne paraît devoir retenir l'attention.

Le charme d'Emmanuel Carrère tient à plusieurs choses. Une constatation, déjà : hormis son milieu plutôt littéraire, peu ou prou dans une vingtaine d'années nos vies à tous devraient être assez proches de la sienne actuellement. Sur un strict plan littéraire, Carrère est un conteur. Avant tout, dans chacun de ses livres il vous raconte une histoire. Pas de chichi dans son écriture : elle n'est pas affutée comme celle de Simenon ou d'Echenoz ; Carrère n'est pas un styliste comme Dantzig ou Barnes ; non, tout est simple et franc. Son parler est familier (Les mots bite et chatte reviennent souvent sous sa plume...mais pas seulement) mais pourtant il n'est jamais vulgaire. Sans sophistication particulière, les choses sont dites telles qu'elles sont. Le tour de force de ses romans de la deuxième période, c'est qu'en même temps que court la narration, Carrère nous raconte sa vie qui s'imbrique naturellement dans le récit sans que ça paraisse ennuyeux (alors qu'elle n'a en elle-même aucun intérêt). Cela fait écho à ce qui advient aux personnages de ses livres, et renvoie à nos propres vies. Tous les doutes de cet être humain pas très sympa mais avec qui on se découvre une proximité au détour d'une pensée, d'un acte anodin, répondent à l'histoire qu'il raconte. Carrère est l'un des grands auteurs français de sa génération.