La Polonaise-Fantaisie opus 61, de Frédéric Chopin

Ce morceau, avec sa troisième sonate, est certainement l'un des plus ambitieux de Chopin. Ces 12 ou 13 minutes de musique merveilleuse gagneraient comme la Berceuse à être plus entendues.

La forme de la pièce paraît très libre. On ne sait pas trop dans quelle direction la musique va, à la différence d'un premier mouvement de symphonie de Mozart par exemple, alors qu'elle est en réalité maîtrisée de bout en bout. Les arpèges du début, qui montrent dans l'aigu pianissimo, ne sont qu'une prémonition voilée de la joyeuse conclusion. On a l'impression que Chopin passe 10 minutes à préparer les grands accords de la fin de sa pièce, procédant par digressions, faisant passer l'auditeur par de multiples paysages sonores qu'il découvre au fur et à mesure. C'est très plaisant, on ne s'ennuie jamais.

On entend le rythme de polonaise tout au long de la pièce, qui se métamorphose en épousant les idées mélodiques du compositeur. La polonaise n'est pas en trois parties strictes comme la plupart des autres polonaises de Chopin (un passage avec le thème principal souvent agité, puis un passage lent et plus calme, et nouveau passage avec le thème principal) : polonaise-fantaisie, nous dit-on. C'est un peu comme les mouvements fugato dans les dernières sonates de Beethoven, qui ne sont jamais vraiment des fugues respectant scrupuleusement les canons de cette forme musicale.

Un silence survient, à peu près au milieu de la pièce, que les pianistes font durer plus ou moins longtemps. (Dans la version enregistrée par Maurizio Pollini il n'existe quasiment pas.) Quand la musique reprend, c'est vraiment pour ne plus que chanter jusqu'au bout le thème qu'on entendra forte en conclusion qui, pour ce qui est du rythme, rappelle celui de polonaise de la première partie. Cela reprend tout doucement, renouveau en forme de caresse, et enfle jusqu'aux accords bondissants de la coda, avant de se conclure brièvement. Le thème qu'on ressasse dans cette deuxième partie, l'auditeur l'a comme déduit de l'ambiance de la première partie ; il n'a pas de sentiment de rupture. Comme dans beaucoup de Schubert, il semble que ce thème a toujours fait partie d'un univers intime, qu'on l'a toujours connu, qu'on l'a rêvé...

Les grandes interprétations (choix personnel, est-il besoin de préciser) : Sviatoslav Richter (Melodiya 1976 en public à Moscou, ou Deutsche Grammophon 1962 en public en Italie), les deux pour leur perfection technique, le subtil dosage des atmosphères et par dessus tout leur poésie, jouées comme si c'était inné ; Artur Rubinstein (RCA 1964), pour le jeu classique indémodable du pianiste. Un cran en dessous mais que je pourrais conseiller quand même les yeux fermés : Samson François (EMI 1959), un jeu instinctif très personnel, rhapsodique : assez particulier mais époustouflant, Maurizio Pollini (Deutsche Grammophon 1976), qui aurait pu se lâcher un peu plus. J'attends un jeune artiste qui égalera ses glorieux aînés.