Alfred, Lord Tennyson

Dans quelques jours, il y aura bientôt 120 ans que Tennyson (1809-1892) disparaissait. J’en ai déjà touché deux mots dans un précédent billet : très grand poète, révéré à son époque à l’égal de Victor Hugo chez nous, Tennyson laisse des pages que l’on ne lit plus trop aujourd’hui. Un peu fleur bleue, un peu fanées ces pages peut-être ? Il disait pourtant l’amour et le passage du temps comme peu. Si ses vers peuvent par endroits faire sourire le lecteur moderne, une émotion peut sourdre à un détour du texte sans crier gare et vous soulever, parce qu’elle est simple et belle. Voici comment il débute son Enoch Arden (1864), que je persiste à trouver un bien beau texte anglais. Un climat s’installe comme sur un air de légende, et on y lit déjà une prémonition de la fin solitaire du héros, dont la vie sera effacée par la marée comme simple trace de pas. In my beginning is my end, devait dire T. S. Eliot quatre-vingts ans plus tard…


Long lines of cliff breaking have left a chasm;
And in the chasm are foam and yellow sands;
Beyond, red roofs about a narrow wharf
In cluster; then a moulder’d church; and higher
A long street climbs to one tall-tower’d mill;
And high in heaven behind it a gray down
With Danish barrows; and a hazelwood,
By autumn nutters haunted, flourishes
Green in a cuplike hollow of the down.

Here on this beach a hundred years ago,
Three children of three houses, Annie Lee,
The prettiest little damsel in the port,
And Philip Ray the miller’s only son,
And Enoch Arden, a rough sailor’s lad
Made orphan by a winter shipwreck, play’d
Among the waste and lumber of the shore,
Hard coils of cordage, swarthy fishing-nets,
Anchors of rusty fluke, and boats updrawn,
And built their castles of dissolving sand
To watch them overflow’d, or following up
And flying the white breaker, daily left
The little footprint daily washed away. […]


( Le défilé des falaises déchirées a laissé place à une faille ;
Il y a dans cette faille de l’écume et des sables jaunes ;
Au-delà, des toits rouges regroupés autour d’un étroit quai,
Une église qui tombe en ruine, et plus haut
Une longue rue grimpant jusqu’à un grand moulin qui se dresse là ;
Et haute dans le ciel derrière lui une grise colline
Surmontée de tumulus danois ; un bois de noisetiers
Hanté l’automne par les ramasseurs de noisettes, dont la verdure
s’épanouit dans un creux de la colline, tel une tasse.

C’est ici, sur cette plage il y a cent ans,
Que trois enfants de trois maisons, Annie Lee,
La plus jolie jeune fille du port,
Philip Ray, fils unique du meunier,
Et Enoch Arden, frustre gamin de marin
Devenu orphelin un hiver suite à un naufrage, jouaient
Parmi les laisses de mer et le bois flotté du rivage,
Les raides cordages enroulés, les filets de pêche salis,
Les ancres aux pattes rouillées et les épaves de bateaux,
A construire leurs châteaux dont le sable se disperse
Pour les voir détruits par les flots, ou à courir,
Voler dans les blanches déferlantes ; laissées chaque jour,
Leurs petites empreintes étaient chaque jour emportées. […] )