Mon père, ce héros au sourire si doux

Je n’ai aucune relation avec mon père.

C’est une personne bien réelle pourtant, que je vois quelques fois dans l’année, et avec qui je parle lorsque nous nous voyons, ou d’autres fois. Cela n’empêche pas qu’il me soit pour ainsi dire étranger, malgré la filiation, et vraisemblablement que je lui sois étranger aussi.

Je n’ai pas trop l’idée de ce qu’un jeune homme presque trentenaire peut bien usuellement échanger avec son père, ni plus généralement quelle relation ils peuvent avoir.

Le mien approche doucement des soixante ans, de sa retraite, et de préoccupations certainement différentes des miennes. Je ne sache pas qu’il lise, par exemple. Mais qu’en sais-je vraiment ? Rien. Nos échanges téléphoniques se résument à peu ; exactement, ils sont très résumés. Le strict nécessaire, ce qui est tellement plus vain que l’inutile dont je me réjouirais. Dès que je dévie des formules de politesse, des grands-parents et des prochaines vacances (du dernier film vu au cinéma, à la rigueur), cela devient artificiel, hésitant, cela ne marche pas. Je n’essaie plus d’évoquer le travail, c’est déprimant et n’aboutit pas plus. L’entretien est donc bref le plus souvent. Il est d’ailleurs exclusivement à mon initiative, et hormis le 1er janvier et le 11 février, je doute recevoir jamais un coup de fil de sa part. (Je n’ai jamais tenté l’expérience d’attendre sans appeler, mais tente-t-on ce genre de chose ?) Dans l’instant présent, je ne sais si je dois m’en plaindre, si cela m’indiffère, d’appeler pour ne rien dire, simplement que tout va bien, merci, si cela me déprime, m’inquiète, m’est égal, m’attriste. Ce billet me fait pencher pour certains verbes plus que d’autres.

Nous avons pourtant de très nombreux goûts commun, et sommes liés, que je le veuille ou non, qu’il le veuille ou non, par des choses et des êtres, liens qu’il ne nous appartient pas de pouvoir briser : la peinture, l’architecture, Georges Brassens, le dessin, les films de Stanley Kubrick (et je vois déjà que je peine à ajouter à la liste), une famille, des lieux, trois décennies. Ma mère. Mais il est probable que trop d’autres choses et êtres nous séparent.

Je me dis parfois que cela va changer ; aussi bien, il n’y a aucun risque que cela change, surtout que la distance qui nous sépare ne va qu’augmenter puisqu’il va aller passer une bonne part de ses vieux jours à l’étranger. La quantité d’égoïsme et de non-communication présente de part et d’autre doit être la seule explication. Lorsque je veux essayer de me rapprocher, ou je ne trouve pas comment, ou je trouve mais j’échoue. Picasso et les maîtres, il y a une dizaine d’années de cela, au Grand Palais : une exposition noire de monde, pour laquelle nous avions fait plus de trois heures de queue (je ne connaissais pas les billets coupe-file…). Que nous sommes-nous dit en attendant ? Des banalités, et pour la plupart du temps de cet après-midi, rien.

Une chose est sûre : je n’ai pas voulu cet état de fait, qui est.

J’aime mon père.

Ce qui me sert de titre est un vers de Victor Hugo, qui apparaît deux fois dans toute la Légende des siècles. Je n’ai pas le courage de chercher où.