Grandeur et décadence de la presse

Il fut un temps où, à l’agence de Lyon, nous recevions 01 Réseaux. Comprenez réseaux informatiques. Vu notre activité, on peut bien se demander qui nous avait abonné à ça (à dire vrai je n’ai jamais pu comprendre le contenu d’un seul article de cette publication entièrement…) mais les publicités très second voire nième degré qu’on pouvait y trouver compensaient largement le contenu du magazine.

Las, ce temps béni est révolu. Révolu ? Que non pas, car nous sommes maintenant abonnés au Progrès !

Oui, Le Progrès, journal de référence pour l’actualité lyonnaise, du Rhône et de quelques départements autour ! Je me permets l’exubérance de quelques points d’exclamation car les pauses café n’ont jamais été aussi drôles que ces jours-ci. Le Progrès est inénarrable, archétypal de la presse quotidienne régionale, mais qu’on aurait portée à des degrés de raffinement que j’imagine inégalés. Il faut le lire pour le croire.

La une, pour commencer ; aujourd’hui, un gros titre aguicheur s’étalait sur deux lignes, en gras, corps 48 : une coiffeuse coupe l’oreille d’un garçon de 3 ans ! Ouh là, vite, les pages intérieures. Les aventures de Oui-Oui finissent bien en général. Quelle phrase d’attaque ! Eh oui, le gosse regardait un dessin animé sur une tablette, mais la coiffeuse aussi ; d’où pleurs, morceau par terre et sanguinolence, et vous en avez pour trois quarts de page bien troussés (sans dévoiler le nom du coiffeur maudit, non mais, faut pas s’attendre à un niveau d’investigation aussi poussé quand même !)

Ah, les belles histoires ! Mais où les dénichent-ils ? Je suis sûr qu’au Progrès ils se battent pour trouver la perle qui leur permettra de rédiger un petit article de derrière les fagots, souvent écrit avec lyrisme et à tout le moins avec une prétention littéraire avouée. Une dizaine de zozos s’amuse à les rechercher tous les jours, assis dans des fauteuils bleus avec un café, sur les coups de 9h37. Mois après mois, le classement officieux des meilleurs articles du Progrès s’établit. Un bon collègue en fait souvent la lecture à voix haute, parce qu’ils le méritent.

Roulement de tambour : sous vos yeux ébahis, voici notre sélection exclusive des plus grands (donnés sans ordre de classement).

1. Les faits : réfugié sur son balcon, nu, il est contraint d’appeler la police pour échapper au harcèlement sexuel que lui fait vivre sa copine au quotidien. L’analyse des zozos impénitents : comment émoustiller le lecteur par une situation cocasse avec un peu de sexe dedans, sur le mode : attention, ça pourrait vous arriver !

2. Les faits : elle avait perdu son alliance depuis des mois ; le bijou est retrouvé au hasard du déterrage des carottes du jardin, autour de l’un des légumes. L’analyse des zozos impénitents : de la poésie dans ce monde de brutes, qui n’est pas toujours aussi noir que ça.

3. Les faits : un jeune homme est arrêté à bord de sa voiture de sport, on tente de la lui voler (l’un des malfaiteurs s’installe à bord pendant que l’autre déloge le conducteur) mais il parvient à rerentrer à l’arrière après avoir été sorti de l’engin. Il arrive on ne sait comment à reprendre le volant avec l’un des deux voleurs à côté de lui, pendant que le deuxième les poursuit dans une autre voiture. Ils prennent un rond-point à 150 km/h quand ô miracle une voiture de police les stoppe. L’analyse des zozos impénitents : tout le monde n’est pas Steve McQueen dans Bullitt, et ne demandez pas d’explications, merci. (Mais tout ce que j’ai indiqué était écrit tel quel dans l’article, oui, 150 km/h dans un rond-point, oui, etc.)

4. Sûrement l’un des meilleurs de toute l’histoire du journal, n’ayons pas peur des mots. Les faits : madame s’arrête sur des aires d’autoroute peu fréquentées pour tuer discrètement ses dindons à coup de nunchaku, à l’arrière de sa voiture. L’analyse des zozos impénitents : incongruité et gore pour ce mini road-trip animalier, ingrédients majeurs d’un grand fait divers de qualité. Ce jour-là on se croisait dans les couloirs, oscillant entre sourire et fou rire qui redémarrait de plus belle.

Et c’est ainsi qu’on lit Le Progrès.