Telles nos vies

Dans ses Vies minuscules, Pierre Michon reconstitue de ses seuls souvenirs une galerie de portraits de gens qui ont marqué son enfance. Ce livre est poignant. Si les miens ne furent pas exactement semblables (mais d’autres moments ont été tellement proches), les derniers instants avec ses grands-parents pourraient être ceux de tout le monde.

J’y revins un après-midi d’un autre été, sans doute l’année suivante ; il faisait beau encore ; je conduisais une voiture et ma mère était à mes côtés ; je me souviens de l’agréable voyage que nous fîmes, bavardant, de la robe austère d’une église romane au sein de la campagne alanguie sous le poids des blés, d’un pont de chemin de fer perdu dans la verdure comme pour illustrer un roman qu’enfant j’avais lu ; la route décrivait une vaste courbe pour l’enjamber ; je n’ai aucun souvenir de l’après-midi que nous passâmes à Marizat. Je ne sais si je revis la petite chambre, ni les portraits ; aussi bien, les vieux auraient pu n’être pas là. Leurs gestes, qui pour moi furent les derniers, je les ai vus, et j’ignore quels ils furent ; leurs dernières paroles me sont à jamais voilées, soufflés leurs adieux derrière un rideau de vent violent ; en aucun temps je ne me souviendrai de la double silhouette sur le pas de la porte, titubante et navrée, qu’ils offrirent cependant à mon ingrate mémoire, tout entiers dans la tombe et pourtant encore gentiment, héroïquement, agitant leurs mains jusqu’à ce que la voiture du petit fils eût disparu, brouillée par les larmes bien avant que la forêt ne l’avalât, au détour définitif du chemin.