Patience et longueur de temps

Une collègue vient de me rendre les Four Stories d’Alan Bennett, que je lui avais prêtées il y a 6 ans. Elle m’en parlait ponctuellement, comme pour se raviver la mémoire, partageant une sorte de pense-bête oral qui revenait un matin ou l’autre, quand je ne m’y attendais pas. J’imaginais l’ouvrage traînant avachi sur une quelconque étagère, attendant un improbable lecteur. Peut-être est-elle la même lectrice que moi, qui acquiers un livre qui fait envie sur le moment et qui parfois patiente des années avant de l’ouvrir ? Peut-être lisait-elle mon livre, qu’en sais-je ?

J’ai moi aussi patienté des mois. Je trouvais piquant le statu quo, le flottement, l’incertitude (si horrible en d’autres choses), la possibilité du lire, la petite éventualité qu’elle finisse le bouquin. Parce qu’elle m’avait dit un jour avoir lu le jouissif The Laying on of Hands, première story, où l’on assiste si je me souviens bien aux obsèques religieuses d’un escort gay avec commentaires et réflexions de l’assistance et de l’officiant. Une petite valse-hésitation silencieuse se dansait dans ma tête : allais-je attendre encore dix, vingt ans, jusqu’à sa retraite peut-être, ma collègue étant mon aînée ? Allais-je plier ? Mais pour quelle raison ? Pour relire The Lady in the van, quatrième story, récit poignant dans lequel Bennett raconte les quinze années qu’une clocharde excentrique a vécues dans une caravane devant chez lui, dans son minuscule jardin londonien ? A ce stade j’en étais presque venu à considérer que j’avais offert l’ouvrage, aux deux détails près que le livre appartient à Fabrice et que si j’avais dit à ma collègue que je le lui donnais, elle n’aurait jamais accepté ; cela eût rompu irrémédiablement la construction fragile sur laquelle on vivait jusque là et le lendemain elle m’eût dit bonjour le livre à la main.

Elle a fait du rangement, a dû épousseter les recoins infréquentés de ses meubles qui ploient sous le poids du papier, a rendu un autre livre à sa voisine. J’ai surpris malgré moi leur discussion. Dans les instants qui ont suivi, ma collègue apparaissait dans l’encadrement de la porte de mon bureau ; me tendait l’objet, me remerciait, s’excusait, etc.