L'être aimé et l'auteur

J’ai peu de mérite à m’en souvenir : Fabrice et moi nous sommes rencontrés le jour de mes 22 ans. Cela faisait plusieurs années que j’essayais de me remettre de certain événement (sur lequel je reviendrai peut-être un jour). S’il y a bien une chose que je n’imaginais pas, c’est que je me retrouverais avec un copain dans les quelques mois qui ont suivi cette rencontre. Ni que cela allait durer jusqu’à aujourd’hui.

A dire vrai je ne me suis pas vraiment rendu compte que je tombais amoureux. Je n’ai pas eu de coup de foudre, ce qui est sûrement en partie dû au fait que Fabrice ne correspondait pas à mes canons de beauté. Si j’en crois les quelques discussions que nous avions eues alors, c’était réciproque. J’ai pris tant de fois le Lyon-Évian, dormi tant de fois chastement dans le même lit que Fabrice, dans ce studio sordide à deux pas de la place Bellecour, que je me demande rétrospectivement comment nous avons pu mettre tout ce temps à bien comprendre ce qui nous arrivait. J’étais peut-être le seul à ne pas comprendre.

Je ne suis pas sûr d’être fait pour une vie de couple. L’est-on jamais ? Je ne me suis jamais privé d’y déroger, même si je ne suis pas fier de ces nécessités d’autre chose, essentiellement irrationnelles, ne reposant sur rien d’autre que l’envie et le fantasme. Mais enfin, elles sont plus fortes que moi.

Aussi, ces huit années, j’ai douté. J’ai vacillé, une fois. Je ne crois pas m’être tout à fait remis encore de ce qui là ressemblait fort au coup de foudre, celui de vos seize ans, qui doit effacer les autres et le monde. Bien que l’absence de réciprocité m’ait écrasé j’en ai toujours un pincement, de temps à autre, quand j’y repense. Je n’étais plus lié à rien, pris par l’obsession ; je me croyais prêt à tout pouvoir, tout renverser. Je mesure l’égoïsme que cela représente. J’ai eu des moments de brouillard opaque, de vide. J’ai rarement été si impuissant, car je ne savais plus. Je ne pensais pas qu’une telle chose puisse m’arriver. Je n’avais aucune idée de la possibilité d’entrer dans ce genre de gouffre.

Je crois avoir une idée un peu meilleure, en revanche, de la personne avec qui je vis ; de ses faiblesses, de ses qualités. Je sais l’intelligence remarquable de Fabrice, qui est sans aucun doute l’être le plus brillant que je connaisse. Échanger avec lui à propos de n’importe quoi est un plaisir. L’acuité de sa pensée, sa profondeur m’impressionnent toujours (et je suis loin de pouvoir me comparer à lui). Je sais que nous avons bien plus qu’une admiration réciproque ou des goûts en commun ; que ce que nous lisons et écoutons nous lie comme tous ces moments qu’on a vécus, tous ces lieux où l’on a marché, tout ce qu’on a fait ensemble et qui n’est réductible à rien d’équivalent, cette vaste cathédrale dont les moindres recoins des volumes ne se déploient que pour nous. Nous avons construit cet édifice. Nous seuls pouvons en parcourir les ombres, comme ces rais de lumière aveuglants qui transpercent les grands vaisseaux gothiques, sans une hésitation. Les cathédrales tiennent debout plusieurs siècles.