Madeleine

Madeleine est ma grand-mère paternelle, la femme de Roland, dont j’avais parlé ici il y a un peu plus de trois ans.

Roland est bien diminué. Il est maintenant, à 93 ans, placé dans une maison médicalisée à la Villette. Nous avons pris le tram sur les boulevards des maréchaux, aujourd’hui, Madeleine et moi, pour aller le voir. Il se mélange les crayons pour plein de choses, m’appelle toujours par le prénom de mon père (ça doit faire 31 ans que ça dure), mais globalement il va bien. Il marche, se souvient du prénom de l’homme avec qui je vis, et a toutes ses journées pour s’ennuyer ferme : il écoute la radio et regarde la télévision, mais n’y voit plus rien ; fini les mots croisés et les tours du pâté de maisons.

Madeleine ne pouvait plus s’occuper de lui. À bientôt 85 ans, elle est bien diminuée elle aussi. Dans l’appartement de la rue de la Voûte qu’ils occupaient avec Roland depuis plus de 60 ans, il lui devenait trop difficile de vivre avec lui. Elle va maintenant pouvoir s’occuper d’elle, se reposer, et s’ennuyer ferme aussi. Quand on se fréquente depuis 70 ans, croyez-vous qu’on puisse vivre seul ? Je me demande bien à quoi ils pensent tous les deux, chacun dans leur lit, à l’heure du coucher.

Madeleine va voir Roland à la maison médicalisée. Oh, c’est facile : depuis la porte de Vincennes, vous prenez le tram jusqu’à la porte de la Villette, en une demie-heure vous y êtes. Bon, au rythme de Madeleine, vous ajoutez 20 minutes de marche lente pour rejoindre les arrêts de tram. Et puis tu sais pas Romain, mais il y a plein de noirs, dans ce tram. Bon, eux au moins ils laissent leur place assise sans qu’on demande, tandis que les Français, c’est vraiment plus ce que c’était ! Madeleine m’a dit, quand il a été question que Roland aille dans une maison, qu’elle irait le voir deux jours par semaine, ou un jour sur deux, enfin un jour par-ci par-là. Je la soupçonne d’y aller tous les jours ou presque, il y a des détails qui ne trompent pas.

Ce midi, j’ai déjeuné en tête-à-tête avec Madeleine avant que nous partions voir Roland. Nous devions manger dans un café, mais elle a dû changer d’avis au dernier moment. Alors ce fut côtes d’agneau, haricots verts, flageolets, brie Président et côtes du Rhône proche de la piquette, comme toujours. Je voulais l’inviter dans une brasserie, elle ne m’a pas demandé mon avis, comme toujours.

Madeleine est fatiguée. Elle qui marchait droit et vite, en faisant claquer les talons sur le trottoir, femme forte (j’avais beaucoup de mal à suivre lorsque j’étais enfant), elle est dorénavant condamnée à se traîner voûtée, à petits pas. Je lui ai proposé mon bras plusieurs fois, mais elle n’a rien voulu entendre et s’en est tenue à sa canne. Elle m’a dit en repartant de la maison la même phrase que Roland avait lâchée l’après-midi, au mot près. Elle me l’avait déjà dite plusieurs fois au téléphone ces mois passés : À quoi ça sert de continuer à vivre si on finit par ne plus pouvoir rien faire ?