La Comédie humaine (1)

J’ai commencé de lire au mois de mars l’ensemble de textes que Balzac a regroupé sous le titre général de Comédie humaine, soit environ 90 romans et nouvelles. J’avais peu fréquenté Balzac jusqu’à maintenant : Le Père Goriot, quelques extraits d’autres ouvrages lus au collège exclusivement, c’est bien maigre pour un auteur si prolifique. Pourtant, cette Comédie humaine est spectaculaire ; maintenant que j’en ai lu une dizaine de livres, je suis convaincu que le tour de force de Balzac tient dans sa qualité littéraire remarquable, ce qui n’a rien d’évident a priori lorsque l’on produit au rythme effréné de plus de 90 livres en vingt ans.

Balzac porte le roman à des sommets, cela tient à plusieurs raisons. Les deux principales sont certainement ses facilités à raconter d’une part (le fil de la narration chez Balzac est fluide et limpide, notamment grâce à la maîtrise confondante qu’il avait de l’imparfait), et d’autre part ces centaines de personnages qu’il a créés. Il leur tourne autour, les observe sous tous les angles, tous les éclairages, dans toutes les situations, jusqu’à épuisement du lecteur. L’avantage d’une telle méthode est qu’elle conduit à des récits criants de vérité, dont les personnages paraissent issus de la vie même. Et si Balzac laissait parfois passer des images hasardeuses, pour bâtir ses meilleurs opus il saupoudre ses pages de subtilité, de finesse et d’ironie, qui manquent aux plus mauvais romanciers. Qui s’instillent jusque dans les plus graves des nouvelles balzaciennes, Un Drame au bord de la mer ou Adieu, par exemple. C’est cela aussi un bon écrivain, nuances et demi-teintes mieux que force ou que rage.

Mon parcours balzacien de 2015 passe par Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, La Peau de Chagrin, Le Chef-d’œuvre inconnu, Gambara, La Recherche de l’absolu, Adieu, L’Auberge rouge, Un Drame au bord de la mer, Jésus Christ en Flandre, Le Réquisitionnaire, La Maison Nucingen.

Illusions perdues est bien le chef-d’œuvre que l’on dit. L’ampleur de la fresque du destin de Lucien, qui s’introduit dans les milieux littéraires et de l’édition parisiens, est grandiose. Splendeurs et misères des courtisanes, qui en est la suite, est un roman feuilleton fait de tableautins plaisants ; l’ensemble est de qualité très inférieure, on peut s’en passer. César Birotteau est superbe, je parie qu’il sera un des meilleurs romans de la Comédie humaine. La destinée de cet honnête mais faible parfumeur parisien est très touchante ; son contact avec banquiers et créanciers autorise à Balzac des scènes glaçantes de méchanceté. La Peau de Chagrin m’a paru interminable, Le Chef-d’œuvre inconnu agace par le personnage du vieux maître, geignard. Lisez plutôt La Recherche de l’absolu, peinture de l’amour de la femme et des enfants pour le mari, où monsieur ruine sa famille en jouant au petit chimiste (On dirait un tableau de Van Eyck, tout de gris et marron flamands. Mais quelle grandeur dans l’austérité !) ; voyez le beau Gambara, triste destin d’un compositeur oublié ; L’Auberge rouge, Jésus Christ en Flandre, beaux récits, rien de notable ; Un Drame au bord de la mer et Le Réquisitionnaire, pour les frissons du fait divers porté au rang de parabole universelle.

Mieux que tous les précédents cités, lisez Adieu, un des plus beaux textes que je connaisse. Cette petite nouvelle d’une trentaine de pages est d’une rare force émotionnelle. En 1812, au passage de la Berezina pendant la campagne de Russie, une comtesse se trouvait là avec son mari général et un ami d’enfance, dont elle était amoureuse. Au moment de franchir la rivière, la comtesse passe mais pas l’amant, ce qui la marque à vie. Plusieurs années après, l’amant a survécu et retrouve par hasard une jeune femme ressemblant fortement à son amante, mais qui a perdu la tête depuis longtemps. Persuadé que c’est elle, il entreprend de lui faire retrouver la mémoire en lui racontant ce qu’ils ont vécu en Russie jusqu’à la séparation. Ce ne sont que quelques pages, mais d’une puissance saisissante (et je vous ai tu la fin…) Frémissez, tremblez avec cette nouvelle, éclipsée injustement par les Père Goriot ou Colonel Chabert, car c’est aussi ainsi que Balzac est grand.