Old Devil

Lorsque nous allons à Londres, Fabrice et moi ne manquons jamais de courir les librairies, notamment de livres d’occasion, pour ramener en France un peu (beaucoup) de littérature en anglais.

Il y a cinq ans, deux Kingsley Amis (1922-1995) ont ainsi traversé la Manche : Lucky Jim, son premier roman de 1954, et The Old Devils de 1986, qui lui avait fait gagner le Booker Prize. Malgré sa connaissance quasi encyclopédique du roman comique britannique, Fabrice n’avait jamais lu cet auteur. J’avais essayé moi aussi à l’époque, mais The Old Devils m’avait rebuté par sa difficulté, et je le délaissai à mi-parcours. Je voyais depuis Kingsley Amis comme un écrivain conservateur, râleur, porté sur le sexe et fortement alcoolique. D’où cette image excessivement négative (et globalement fausse) avait-elle bien pu me venir ?

Il y a deux semaines, j’étais contraint à une longue attente à l’aéroport de Francfort. Je suis tombé par hasard sur un essai posthume de Kingsley Amis, The King’s English, publié par son fils Martin en 1997 ; je l’achetai immédiatement. Le livre est tout à la fois un glossaire, avec des entrées classées par ordre alphabétique, une digression sur la langue anglaise et un recueil de conseils et consignes pour bien écrire et parler l’anglais, parsemé de souvenirs de l’auteur. Amis s’appuie sur un grand classique anglais, le Dictionary of Modern English Usage de Fowler (1926), qu’il cite et commente abondamment, ce livre-là étant lui aussi bourré de witticisms. Les nombreux passages où Amis explique comment tel mot ou expression doivent se prononcer et s’accentuer sont très drôles.

À l’entrée Gay, voici ce qu’il écrit. La traduction est de votre serviteur :

L’emploi de ce mot en tant qu’adjectif ou nom pour désigner un homosexuel a depuis longtemps, et de façon inhabituelle, attiré à lui une forte répugnance. Cette “nouvelle” signification est pourtant courante depuis des années. L’expression Gay lib se trouve dans le Roget révisé depuis 1987, et le Concise Oxford Dictionary de 1988 donne homosexuel comme sens n°5 du mot gay. Cependant, dans cet ouvrage, le mot est suivi de la précision “jargon”, c’est-à-dire “couramment employé au sein d’un groupe restreint”. Sans aucun doute, même en Angleterre aujourd’hui, les gens qui ont des lettres ne constituent pas un groupe restreint, et quiconque sait lire sait depuis longtemps ce que gay signifie. Et pourtant, en ce printemps de 1995, encore et toujours quelque vieil acariâtre, l’écume aux lèvres, exige publiquement et dans ses écrits que le mot soit “rendu” à l’usage hétérosexuel qui lui est propre.

C’est impossible. Je reconnais que je suis ennuyé, comme tout un chacun, car dans les faits il ne m’est pas permis de citer en public ce que Chesterton a écrit au début du merveilleux poème dédicatoire à son livre Le Nommé Jeudi (The Man Who Was Thursday, 1908). Mais je peux certainement le citer sans problème ici. Il est fait référence aux années 1890.

Un nuage obscurcissait l’esprit des hommes

Et le temps allait gémissant,

Oh ! oui, un nuage maladif couvrait l’âme

Lorsque tous deux nous étions jeunes gens.

La science annonçait le nihilisme

Et l’art admirait la décadence ;

Le monde était vieux et finissant,

Mais toi et moi étions gays.

Le fait que ces lignes ne choquent plus aujourd’hui ne doit pas masquer que, plus généralement, une fois qu’un mot est non seulement courant mais accepté bon gré mal gré dans une certaine acception, aucune puissance sur terre ne peut le rejeter. Les plus subtiles affinités avec les changements d’une langue, ou un minimum de réflexion éclairent cette vérité.

Ce n’est plus totalement une vérité malvenue. Le mot gay est réjouissant et plein d’espoir, à l’opposé du monde des lugubres et cliniques associations punitives du mot homosexuelNous avons la chance de pouvoir nous payer le luxe de la générosité, lorsque notre vocabulaire s’élargit et s’enrichit.

Ceci achève de me convaincre de l’idée erronée que j’avais de cet écrivain, et de son talent.