Madeleine, bis

 

Est-ce d’avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d’hier ?

Ma grand-mère Madeleine est toujours bien vive, a presque 90 ans. Il faut dire qu’elle fait sa gymnastique tous les matins, dans le but (à moitié avoué) de ne jamais devoir aller finir ses jours dans une maison de retraite. Il faut qu’elle puisse monter jusqu’au premier étage de son appartement de la rue de la voûte, dans le XIIe arrondissement de Paris, qu’elle habite depuis près de 65 ans maintenant. Il est un peu plus vide depuis que Roland est mort, trop grand pour elle, alors on trie ses papiers, on voit de temps à autre les amies qui restent, on peste contre l’aide à domicile qui ne sait pas faire le ménage (Madeleine en a fait pendant plusieurs années à son arrivée à Paris, dès la fin des années 1940). Mais que voulez-vous, on vit.

Madeleine a la chance incroyable de n’avoir aucun problème de santé majeur, qualité qui se double d’une résistance physique inversement proportionnelle à son hypocondrie. Elle vous dirait tout le contraire et exposerait si elle me lisait : toujours un pet de travers, un peu de sciatique, mal par-ci, par-là, un problème de colonne vertébrale mais qui ne la fait ni souffrir ni ne handicape, c’est guère tout. Pas de cancer, pas de surplus de cholestérol, pas de problème de cœur, pas de maladie d’Alzheimer ni de Parkinson, aucune tumeur à l’horizon, rien, à désespérer l’interne de garde qui s’est occupé d’elle l’hiver dernier après son gadin sur une plaque de verglas.

Au mois de juin, elle s’est fait opérer d’un truc de vieille dame. Anxiété, anesthésie générales ; deux jours tout compris à l’hôpital haï dont elle sort rayonnante. Manque de chance, la chirurgienne aura mal recousu, ce qui a nécessité un second passage : je vais te dire, c’est tout simplement une bonne à rien ! m’a-t-elle lancé rancunière, et en plus c’est elle qui va opérer à nouveau ? la poisse ! (J’ai étouffé un fou rire.) Rebelote, deux jours de plus, c’était cette semaine, fatigue mais sortie immédiate. La santé, vous dis-je.

Je vais la voir demain. Je sais qu’elle va bien, je la connais téléphoniquement par cœur. N’avez-vous pas un parent âgé dont la voix lointaine vous indique un mauvais jour ; dont la voix claironnante de grand moral, où tout va soi-disant de travers, en remontrait à tous les importuns et empêcheurs de faire ce qu’elle veut ! Madeleine, oui.

Depuis quelques fois, elle verse une larme quand je repars. Elle manque d’occupation et de contact humain, même si elle voit une personne qui l’aide à faire ses courses et une autre ses tâches ménagères, même si mon père vient la voir souvent, même si je l’appelle autant que possible et lui dis de ne pas hésiter à en faire autant, elle qui n’en fait rien. Elle se (me) rappelle des jours heureux d’il y a vingt-cinq ou trente ans, je dois bien finir par partir, je reviendrai. Je pleure aussi en fuyant rapidement dans l’escalier mais chut, vous ne direz rien, elle ne m’a pas vu.