Jouer aux échecs avec Mireille

Mireille ne dédaignait pas, de temps à autres, de jouer une partie d’échecs avec moi. Contrairement à d’autres joueurs très occasionnels de mon entourage, comme mon père ou mon beau-père, Mireille n’a jamais joué pour me faire plaisir, mais bien pour son plaisir. Sans faire injure à sa mémoire, Mireille était loin d’être une forte joueuse ; son jeu allait toutefois au-delà de la simple connaissance des règles. Jouer une partie usuelle n’avait pas beaucoup d’intérêt pour moi en dehors du fait de passer du temps avec ma grand-mère, car je gagnais à chaque fois. Je me mis donc en tête un jour de pimenter nos parties en m’essayant au jeu à l’aveugle. Si à partir d’un certain niveau il est plus facile qu’on ne pense de jouer une partie d’échecs sans regarder l’échiquier, il est en revanche difficile de bien jouer à l’aveugle. Je parle d’un niveau de départ de bon joueur de club (c’est-à-dire mon niveau), pas de professionnels, maîtres ou grands maîtres, qui pour l’immense majorité d’entre eux ont même à l’aveugle un jeu excellent.

J’ai perdu de nombreuses parties ! mais j’ai fini par les gagner toutes. J’étais loin de bien jouer à l’aveugle, mais je me débrouillais. Ce que je trouve complexe dans cette forme de jeu, ce sont les parties très stratégiques avec plein de matériel sur l’échiquier, où peu de pièces et de pions bougent, dans lesquelles les adversaires louvoient derrière leurs lignes ; les parties qui durent un grand nombre de coups, bref, tout ce qui est propice à l’oubli de la position de tel ou tel élément dans un coin de l’échiquier. J’avais mes méthodes : j’essayais le plus souvent d’échanger des pièces pour simplifier la lisibilité du jeu, je tâchais que nos parties conservent un caractère très tactique et mouvementé, des lignes ouvertes, je jouais sauvagement l’attaque de mat afin d’écourter au maximum les milieux de jeu épuisants pour la mémoire. Ce n’était certes pas charitable, j’essayais de poser un maximum de pièges pour empocher du matériel. Mireille y tombait allègrement faute d’être suffisamment expérimentée : elle défendait souvent mal ses troupes, ne prenant pas suffisamment garde au nombre d’attaquants et défenseurs d’une pièce. Mireille ne méditait pas assez le conseil de l’un de mes professeurs de mathématiques de lycée avec qui je jouais des blitz de deux minutes certains midis, conseil que je lui répétais pourtant à l’envi : les échecs sont un jeu simple, il suffit de savoir compter. Elle était bien meilleure stratège que tacticienne, mais pour paraphraser Tartakover, aux échecs, s’il faut savoir quoi faire quand il n’y a rien à faire (la stratégie), il faut aussi savoir quoi faire quand il y a quelque chose à faire (la tactique) !