Portrait en pied du père

Je vois trop peu mon père, qui après plus de soixante ans de vie à Paris, a décidé de s’exiler une partie de l’année à Nice, l’autre à Marrakech. Nous nous appelons rarement et je gagerai volontiers que, si je ne prenais l’initiative des échanges téléphoniques que nous avons, hormis peut-être celui à l’occasion de mon anniversaire, nous pourrions passer 364 jours sans nous parler. Je n’ai jamais tenté l’expérience, je préfère ne la faire qu’en pensée.

Je viens de passer trois jours à Nice avec lui, la dernière fois remonte à juillet 2018. Il y a six ans qu’il n’est venu à Lyon. Pendant les fêtes de fin d’année, il voyage. On a parlé de se voir plus fréquemment qu’une fois tous les deux ans, mais je me suis senti un peu seul lorsque je formulai ce vœu. Au fond, j’ai peu de chose à ajouter à ce que j’écrivais il y a près de huit ans. Peu de chose… je m’explique toujours mal cette situation, je ne la comprends pas, elle me fait parfois rager. Je suis certes peu à l’aise au téléphone, il l’est encore moins. Je ne sais comment, il parvient à écourter nos rares discussions. Papa, on se parle si peu. On aime tous les deux l’architecture, les beaux-arts, les voyages, le patrimoine, que sais-je enfin. Je bavasserais des heures avec ma mère sur les mêmes sujets. Tu pourrais te laisser aller autant que j’essaie de le faire.

Samedi puis dimanche en fin de journée, nous avons passé un bon moment ensemble à la piscine de la résidence qu’il habite avec ma belle-mère. Je l’ai regardé un instant, lui en maillot de bain, sous la douche. Il est encore bel homme malgré ses soixante-cinq ans, musclé, malgré les longues journées et la fatigue qui ont irrémédiablement accentué les traits son visage, malgré ce ventre qui n’en finit pas de s’arrondir sous l’action conjuguée de la bière, de la chère et du vin, malgré la toux de fumeur qui tord périodiquement le haut de son torse. Il a peu perdu de sa haute taille ; il a gardé la prestance naturelle qu’il avait lorsque j’étais petit garçon, qui lui permettait de porter le costume mieux que personne. Nous avons aussi en partage, déjà !, cet argenté qui a certes chez lui plus massivement que chez moi conquis la chevelure, et ces avancées de la calvicie de part et d’autre du sommet du crâne. J’ai observé attentivement ce physique qui sera le mien dans une petite trentaine d’années, selon toute vraisemblance. J’ai essayé d’emmagasiner dans ma mémoire autant de détails que possible de son apparence, comme pour aider avec la voix, le parfum, les moments passés ensemble, à mieux fixer le souvenir de mon père, que je vois trop peu.