Les Barricades mystérieuses

Mes grands-parents maternels étaient grands consommateurs de bière. Ils essayaient périodiquement, comme pour se donner bonne conscience — je suis persuadé qu’au fond d’eux ils s’en moquaient —, de diminuer leur ration quotidienne. Le prisme des années trouble sûrement mes souvenirs affectueux, mais il me semble qu’il n’avaient pas peur de consommer plusieurs boites chacun, dépassant ainsi quotidiennement le litre. Les réserves à la cave pouvaient d’ailleurs attester de telles descentes supposées : commencées autour de dix-sept heures (l’été on pouvait démarrer plus tôt), ponctuant la lecture du journal et plus tard Question pour un Champion et les informations régionales, elles prenaient fin avec le repas.

Aujourd’hui, je repense à ces moments parce que j’ai sous les yeux l’une des deux choppes en verre (l’autre sera sûrement perdue) que j’ai toujours vu utilisée par mon grand-père. Elle porte une tête de statue de la liberté, dépolie dans le verre. Je suis certain que c’est la sienne, je la reconnais très bien, l’autre avait le bord plus fin. Ainsi, qu’il pleuve ou qu’il vente, tous les après-midi passés à la maison se finissaient par une blonde, le plus souvent de la 1664. Ils la buvaient côte à côte, à table ou dans leurs fauteuils respectifs : le couple de gens âgés dans Là-haut, c’était eux.

Au moment de remplir les verres à nouveau, mon grand-père devait se souvenir des efforts de restriction vains qu’ils se fixaient parfois ; il avait alors immanquablement cette litote, que sa voix de baryton faisait sonner comme l’évidence, question purement rhétorique et dont je me moquais à plaisir, quasi rituelle, lâchée comme en passant, sans avoir l’air d’y toucher, pour signifier qu’il escomptait partager une boîte de plus : Mireille, une demi-goutte ?