Mireille outrée

Mon professeur d’histoire et de géographie de seconde et de première, monsieur Ruetsch, était assez controversé. Je lui rends hommage en passant par le biais de ces quelques lignes. Il avait une vision de l’enseignement assez détachée des contingences du programme, sa méthode reposait sur deux éléments éloignés des manuels scolaires. (Il était attachant, très cérébral, habillé de tenues de cuir plutôt osées. Mais je m’éloigne du sujet…)

Pour commencer, ses cours étaient le lieu de discussions interminables avec ses élèves, sur des thématiques qui dérivaient parfois loin de leur point de départ. L’autre caractéristique de son enseignement était qu’il donnait à lire de nombreux livres pas toujours faciles pour des adolescents de 15-16 ans, ce qui ne manquait jamais de lui attirer les foudres des parents d’élèves. Une grande partie de l’évaluation de l’année reposait sur les fiches de lecture que nous devions rédiger pour chaque ouvrage. J’ai ainsi pu lire la Vie de Jésus de Renan, l’Éssai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Weber, ou encore l’opus magnum d’Arendt, Les Origines du totalitarisme. Arendt consacre la dernière partie de ce livre colossal à la description méthodique des composantes d’un système totalitaire, et montre notamment pourquoi et comment le stalinisme tout autant que le nazisme relève de ce système. Le livre a été publié en 1951, Staline était donc encore vivant.

Les choses se sont gâtées lorsque, mon dossier terminé, j’eus l’idée de le faire lire à Mireille avant de le donner au professeur. Pour remettre dans le contexte, je dois dire que Guy et Mireille étaient sympathisants communistes ; que le père de Mireille, résistant, avait été fusillé au mont Valérien. Je vous laisse imaginer ce qu’a pu déclencher chez Mireille la lecture de ma lecture du livre d’Arendt ; elle ne croyait tout simplement pas qu’Arendt ait pu vraiment écrire des passages entiers de son livre. J’ai souvenir de quelques discussions animées sur le culte de la personnalité, la propagande et l’utilisation des masses.

Je ne sais pas si Mireille a lu Arendt après ma fiche de lecture, nous n’en avons jamais reparlé. Monsieur Ruetsch avait lui apprécié ma synthèse d’une trentaine de pages, qui avait obtenu un 18/20.