jeudi 4 janvier 2024

Écrit sur la vitre d'une fenêtre flamande

J’aime le carillon dans tes cités antiques,
Ô vieux pays gardien de tes mœurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s’accouple au Midi !
Le carillon, c’est l’heure inattendue et folle,
Que l’œil croit voir, vêtue en danseuse espagnole, 
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s’ouvrant une porte de l’air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques,
Son tablier d’argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu’un dard qui tremble dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l’esprit, ce veilleur fait d’oreilles et d’yeux,
Tandis qu’elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !

Malines-Louvain, 19 mars 1837

(Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres)

mercredi 3 janvier 2024

Anciens et modernes

Un ami lecteur m’a souhaité pour l’année nouvelle « plein de lectures de classiques, et quelques-unes pas classiques ». Lui qui n’en lit quasiment pas, de « classiques », il m’a immédiatement fait penser à une connaissance qui nous avait lancé il y a des années un plutôt méprisant « Mais vous, vous ne lisez que des classiques de toute façon ! » comme si cela avait quelque chose d’infamant, de vieux con.

Je n’imagine pas ne pas lire de livres écrits par des auteurs de mon temps ; je n’imagine pas ne pas lire de livres plus anciens. Les livres que j’ai lus ces dix derniers jours ont été écrits dans les années 1650, 1830, 1950, 1970, 2000 et 2010. Il se trouve que l’on commence à avoir du recul pour juger assez bien, disons, ce qui est paru il y a un demi-siècle et avant. Cea aide donc à s’orienter, pourquoi s’en priver ? Ne lire que des parutions de 2023 me déplairait : il y aurait du déchet. Ne pas en lire m’attristerait tout autant : je veux pouvoir entendre la voix de mes contemporains écrivains même s’il est moins facile de les choisir. Pour les deux personnes que j’ai citées, il y a sûrement un peu de ce préjugé que les anciens seraient moins plaisants à lire que les contemporains, car seuls les écrivains de 2023 sauraient s’adresser à des êtres vivants en 2023. Voire.

En 2024, ne vous enfermez pas et n’enfermez pas. Lisez de la bande dessinée, de la poésie, des livres d’histoire, d’art, de science ; lisez des romans. Lisez les anciens, lisez les modernes, tous vous parleront. Le contemporain n’est peut-être pas celui que vous croyez.

dimanche 31 décembre 2023

Mireille, au sortir de la salle de bains

Chez Mireille et Guy, on n’allait pas se laver, prendre une douche ou un bain ni faire sa toilette. Il s’agissait plutôt de se débarbouiller. Non seulement on s’y débarbouillait mais en sortant de la salle d’eau, la question rituelle que Mireille posait à son mari, qu’elle me posait à moi aussi alors que je n’avais peut-être que sept ou huit ans, était : « Tu me donnes ta barbe ? ».

Et de se faire la bise pour s’assurer que la personne était rasée de frais, pour constater combien elle sentait le propre. Je ne manquais jamais de demander moi aussi à Mireille qu’elle me donne sa barbe une fois débarbouillée. Demain matin peut-être donnerez-vous votre barbe ou demanderez à quelqu’un qu’il vous la donne, en souhaitant une bonne année à vos proches après les ablutions.

mercredi 28 juin 2023

Pilosité faciale, flemmardise et autres histoires

Je ne me suis pas rasé de près, que ce soit avec un rasoir à main ou électrique, depuis des années. Ce n’est pas que de la paresse, c’est aussi que j’ai la peau sensible qui me conduit facilement à me couper. Oui, même en utilisant un rasoir électrique.

Comme en matière de rasage je ne supporte pas l’imperfection, je me souviens de ma lointaine adolescence où, rasoir à lame ou électrique en main, je repassais et repassais sur mes joues et ma gorge endolories pour traquer le moindre micromètre de poil qui n’aurait pas été coupé. Et la mode vint de la barbe de trois jours, puis de la barbe tout court (enfin plus longue). Période agréable qui n’est pas achevée aujourd’hui, de gain de temps pour messieurs pressés, ou qui ne veulent pas de la contrainte d’avoir à se raser au cordeau.

J’utilise donc comme beaucoup une tondeuse pour me raser. Comme en matière de rasage je ne supporte pas l’imperfection, la tonte est toute une affaire. J’attends une dizaine de jours afin d’avoir de quoi tondre (ça pousse lentement, chez moi). Je m’y mets. Je passe, repasse, inlassablement, j’en ai bien pour dix minutes. Je vérifie tout trois fois, c’est parfait. Je vaque à mes occupations, je vais travailler par exemple, si je me suis rasé un matin. Arrivé au bureau, horreur, je découvre des endroits pas si bien réussis que le reste. Cela occupe mon temps de cerveau disponible pour le reste de la matinée avant que je coure sur l’heure du déjeuner pour revenir à la maison au plus vite peaufiner ce qui doit l’être. Il arrive parfois encore que l’après-midi, au hasard d’un moment de réflexion qui me fait passer la main sur le menton ou un méplat de la joue, je découvre un poil trop long qui a échappé à ma vigilance. Ah, le salaud. Mortification, rectification le soir venu. Pour être bien sûr, le lendemain je repasse un coup de tondeuse partout pour lisser l’ensemble et obtenir un fini parfait. Ma tonte me prend ainsi certainement beaucoup plus de temps que si je me rasais de près… au moins ai-je le plaisir de l’absence d’écorchure ou autre grain de beauté sanguinolent.

Et vous, vos névroses ?

mercredi 26 avril 2023

Le changement c’est maintenant

Nous déménageons. Au 25e, ce qui signifie entre autres que je pourrai toujours bénéficier de la fameuse vue de mon bureau, ou presque, celle que j’ai depuis bientôt 17 ans, si je choisis bien mes bureaux qui demain ne seront plus nominatifs.

Je n’ai payé personne, je n’ai constitué aucun groupe de pression, je n’étais même pas parmi les membres du groupe de travail qui a « co-construit » l’aménagement de notre futur espace de travail, et pour cause : je ne voulais pas être le chieur de service qui n’aurait pas manqué de râler sur tout, d’être tatillon plus que de mesure, de pointer tout ce qui ne va pas, de demander toujours plus pour avoir un cadre de travail agréable, qui donne envie d’aller au bureau et permette la productivité la plus haute et selon les standards d’expertise et de qualité technique auxquels nos clients s’attendent, que dis-je, pour faire bref, qui favorise l’intelligence la plus collective. (J’ai proposé à mon collègue R. de prendre ma place dans ce groupe et je crois qu’il a apprécié ces derniers mois.)

Mais reprenons. Je n’ai pas soudoyé le directeur d’agence non plus que la directrice des achats, je n’ai téléguidé aucun des membres du groupe de travail et surtout pas mon collègue R., ni manipulé en sous-main mes collègues de l’agence membres du CSE, intégrés de fait audit groupe. Je me suis tenu en dehors des choses, m’informant simplement. Et pour paraphraser pédantement Voltaire, que croyez-vous qu’il arriva ? Certain choix de couleur.

Les « bulles » où l’on pourra s’isoler pour téléphoner ou réunionner à deux, au nombre de dix, auront leur grand pan peint en orange. Le (petit) salon sera pourvu d’un canapé deux places et de deux fauteuils, qui, sorte d’hommage évidemment non sollicité, seront d’un beau rouge brique tirant sur le orange coucher-de-soleil. Je vous encourage, vous aussi, à faire ce qui est en votre pouvoir pour oranger le monde. Nous en avons grand besoin. C’est encore plus réjouissant lorsque cela se produit sans qu’on n’ait rien fait pour.

mercredi 19 avril 2023

L'effet boudin

 

Ma contribution à ce blog, longue série de micro-chapitres jamais loin de souvenirs d’enfance et d’adolescence.

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mercredi 14 décembre 2022

Jeunes années

À l’occasion d’un séminaire, j’ai rencontré un ancien camarade de classe préparatoire. Il est aujourd’hui consultant indépendant et a contribué à l’organisation de la journée pour mon entreprise. Nous nous sommes vite reconnus bien que quittés il y a près de vingt ans. J’en ai été passablement amoureux, il est hétéro bien évidemment. Je n’avais rien dit, je crois bien qu’il avait tout compris, je sortais d’une période difficile.

Ce midi, nous nous sommes remémoré assez longuement cette période particulière de deux ans où l’on a fait nombre d’activités ensemble, joué au tarot, ri, et tout de même appris deux ou trois choses de mathématiques et de physique. Au cours de la discussion, il a évoqué l’un de ses amis qui a fait l’école Centrale de Paris avec lui. Il se trouve que ce garçon-là a été mon camarade au collège et que j’en ai été vraiment proche, disons l’un de mes deux ou trois meilleurs amis à l’époque. Oui, j’en ai aussi été amoureux et je reste persuadé que c’était réciproque ; que voulez-vous, on n’ose pas toujours s’approcher quand on a douze, treize ans.

Dans une frénésie vaine, sur mon trajet de retour vers Lyon, je recherche (sur un réseau social professionnel bien connu) d’anciens camarades de ma période scolaire. Moi qui ai une excellente mémoire des visages mais une si piètre mémoire des noms et prénoms, j’en trouve, dont les deux cités. C’est une bouffée de nostalgie étonnante qui m’envahit, j’ai revécu un moment une part de mes treize ans, de mes vingt ans, replongé malgré moi dans un autre monde qui a pourtant été le mien.

J’ai peu été attentif au séminaire. Que sommes-nous devenus ? Où habitent les gens, quelle est leur profession, qu’aiment-ils, qui aiment-ils ? Qu’avons-nous fait de nos quarante ans passés ? Pourquoi ne t’ai-je jamais dit ce qui me portait vers toi ?

vendredi 19 août 2022

Les sous-préfectures de l'été

Trois semaines dans les Pyrénées vous conduisent nécessairement, même si vous n’êtes pas un aficionado du genre, à mettre les pieds dans une sous-préfecture. Lors de notre tour estival, nous avons sillonné les Pyrénées-Orientales de façon intensive, un bon bout de l’Ariège et des Hautes-Pyrénées, la pointe sud de la Haute-Garonne ainsi qu’un morceau du sud de l’Aude.

Par ordre d’apparition, les sous-préfectures visitées : Prades, Céret, Pamiers, Saint-Girons, Saint-Gaudens, Bagnères-de-Bigorre, Argelès-Gazost, Narbonne.

J’ai le regret de dire que la ville dont notre ancien Premier ministre a été maire est assez triste. Elle cumule un centre-ville limité, peu intéressant, avec une église dont les horaires sont étonnants : fermée les dimanches et lundis, fermée entre 12h et 14h, horaires d’ouverture la journée plus restreints que ceux de ma banque. Le trésor, pourtant réputé, même combat. Exit le plus grand retable baroque de France : nous n’aurons pas eu l’occasion de le voir.

Céret est à l’inverse une superbe petite ville dont le centre ancien, avec ses ruelles et placettes, a un charme évident. Vous ajoutez les agréables cafés et restaurants sous les arbres sur le boulevard autour du centre, les fameux trois ponts et le riche musée d’art moderne, le tout pour moins de 8000 habitants, et vous obtenez ce haut niveau de sous-préfectoralité que bien des villes pourraient envier à Céret.

Le siège du diocèse d’Ariège est à Pamiers, située à 20 kilomètres seulement de la préfecture Foix. Foix pourrait aussi bien être sous-préfecture de Pamiers, on ne verrait guère de différence. Pamiers est plutôt endormie, sans grand intérêt hélas, hormis quelques clochers dont la cathédrale de style gothique méridional. 16 000 habitants ! peut mieux faire. Pour comparer, Pamiers est loin d’être au niveau du Puy-en-Velay ou d’Autun.

Saint-Girons est deux fois moins peuplée que Pamiers ; son centre m’a paru plus vivant et agréable, mais la ville elle-même est peu intéressante. Elle vaut surtout par sa proximité immédiate avec Saint-Lizier, gros village qui a été siège de l’ancien diocèse du Couserans, aujourd’hui rattaché à celui de Pamiers.

Saint-Gaudens n’a pour elle que sa collégiale, au centre de la principale place du centre-ville. L’extérieur de cette très belle église romane a été fortement remanié au XIXe siècle, notamment le clocher, mais l’ensemble a encore fière allure.

Bagnères-de-Bigorre est une petite ville de cure touristique, fort sympathique. Un peu d’architecture thermale, de l’animation au centre-ville, un beau site, de nombreux commerces. Que demander de plus ? La ville fut notre point de départ pendant deux jours et nous l’avons beaucoup appréciée.

Argelès-Gazost, également ville thermale, m’a semblée nettement plus chic que Bagnères-de-Bigorre tout en paraissant aussi agréable à vivre. Je parle d’un point de vue général, bien sûr, je ne compte m’installer ni dans l’une ni dans l’autre ! Argelès-Gazost possède un je-ne-sais-quoi de raffiné que l’on retrouve à Bagnères-de-Luchon (qui n’est pas sous-préfecture mais en a les dehors et la classe) et qui ne se ressent dans aucune autre des villes citées jusqu’à maintenant.

Nous terminons par Narbonne, la grande ville romaine de l’Aude. Vous pouvez vous y arrêter deux jours sans que l’ennui guette : cathédrale, palais épiscopal et musée, basilique Saint-Paul, belles maisons XIXe du centre-ville relativement étendu, musée Narbo Via (incroyable). Une ville très touristique et vivante de 55 000 habitants, peuplée au-delà de la moyenne des sous-préfectures, d’excellent niveau pour cette taille si on la compare par exemple à Brive, Roanne ou Thionville. Narbonne ou la sous-préfectoralité telle que nous l’aimons : libérée de la médiocrité, riche mais non prétentieuse, sûre d’elle-même sans démonstration.

mercredi 20 avril 2022

Cet après-midi-là

 

Comme une envie de lire ça en allemand.

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samedi 20 novembre 2021

Relire

J’entends souvent les arguments invoqués par les relecteurs : relire un grand livre, ou un livre qui vous a beaucoup plu, permet d’en découvrir de nouvelles facettes ; il vaut mieux relire un grand livre que lire de nouveaux moins bons.

Je ne suis pas un relecteur ! La vie est trop courte pour que l’on se prive d’embrasser le plus de littérature possible, de littérature toujours renouvelée s’entend : à raison d’une centaine de livres par an au plus, l’horizon de lecture est limité, environ 7 000 ouvrages, relectures comprises (et encore, je suis large). C’est bien peu. Il y a des pays dont je ne connaîtrai jamais la littérature ! Des écrivains de génie dont je ne parcourrai pas la moindre phrase ! Quel scandale ! Du moins… je ne me croyais sincèrement pas relecteur, jusqu’à ce matin lorsqu’au réveil je me surpris à vagabonder en pensée dans les relectures de ces dernières années. Je dus me rendre à l’évidence.

Il y a une masse importante de livres que j’ai lus deux fois. Quelques titres en vrac : Carrousel-des-anges, Du côté de chez Swann, La Vie mode d’emploi, La Vie de Liszt est un roman, Dictionnaire égoïste de la littérature française, Alcools, Le Père Goriot, Quatrevingt-treize, Non, je ne suis pas un excentrique, La Légende des siècles, Le mausolée des amants, Les Fleurs du mal, Le Testament français, Les Trois mousquetaires, Les Braises, Kaputt, Antimémoires, Le Moulin et la rivière, Rebecca, La Condition humaine… Certains livres, je les ai même lus trois fois et parfois plus : Vents, À l’est d’Éden, Le Petit Prince, L’occupation des sols, Mont-Oriol, les Fables de La Fontaine, Le Nom de la Rose, j’en oublie forcément.

Si j’écrivais un billet similaire dans vingt ans, ces listes seraient certainement bien différentes ; aujourd’hui déjà il ne me viendrait aucunement à l’idée de relire quelques-uns des titres cités ; il n’en reste pas moins que comme de nombreux lecteurs je relis.

mardi 16 novembre 2021

L'Europe ! L'Europe ! L'Europe !

 

Portrait de l’auteur en Européen moyen.

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jeudi 4 novembre 2021

Mireille et l'institutrice

   

J’ai eu beau me creuser la tête ces derniers jours, impossible de me rappeler le nom de mon institutrice de CP. Ça tombe bien, il n’est pas question d’elle dans l’historiette qui suit.

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vendredi 8 octobre 2021

J'ai vu se marier toutes sortes de gens

Un très bon collègue, dont j’ai déjà parlé (je vous laisse retrouver les quelques billets), s’est marié il y a peu avec son compagnon. Cela me réjouit tant que je veux en dire quelques mots.

Collègues depuis 14 ans, nous nous sommes connus à l’école deux années plus tôt. J’ai raconté ici les conditions drôles dans lesquelles j’ai découvert son homosexualité. Il y a quelques mois il m’a spontanément fait part, fait rare s’agissant de lui, de son projet d’adoption, ainsi que du nécessaire mariage associé. Je dis nécessaire : il aurait mieux aimé ne pas graver son nom au bas d’un parchemin. Oui, mes yeux se sont embués à cette annonce, il était lui-même très ému ; qui nous voyant aurait peut-être trouvé la scène charmante.

Mon collègue est extrêmement compétent, parfois un peu râleur, toujours disponible, discret, il fait beaucoup, c’est un pilier de notre équipe. Adorable est l’adjectif qui me vient à l’esprit immédiatement quand je pense à lui. D’ailleurs, tout le monde apprécie sa gentillesse, son charisme subtilement modéré.

Il ne dit rien de sa vie personnelle au travail, en tout cas pas de sa propre initiative, fuyant la contemplation du monde futile. En revanche, si vous engagez la conversation, il répond de bon cœur et se montre volontiers loquace. Je soupçonne que très peu osent le faire, en tout cas dans notre entourage immédiat de collègues, par politesse ou retenue. Alors que nous sommes quelques-uns à pouvoir nous dire bien plus que son collègue ; sans trop exagérer, son ami, et déplorons parfois pour cette raison qu’il ne s’ouvre pas plus. Ces dernières semaines il arborait une élégante alliance à l’annulaire droit. Il semblait s’en cacher presque, ne sachant que faire de sa main ainsi ornée. Personne ne lui en a fait la remarque… jusqu’à jeudi matin. À la suite de ma collègue curieuse qui s’est enhardie à le questionner, nous devons être maintenant plusieurs à savoir que je ne suis plus l’unique homosexuel identifié de notre agence de 90 personnes.

Je suis si heureux pour lui ! De ces moments, de ces années passées et de celles à venir, je garderai toujours le souvenir content.

samedi 13 mars 2021

Grand-avuncularité

J’ai déjà évoqué ici mes seize oncles et tantes, quatorze paternels et deux maternels, mais je n’ose vous les infliger encore. Les oncles et tantes, on n’y peut rien : ce n’est pas une collection qu’on fait et qui se montre ; plutôt un héritage, une richesse dont on peut être fier comme d’un vicomtat, d’une chevalière armoriée ou d’un nom à particules multiples, mais dont l’usage veut qu’on ne parle point.

Passons donc directement aux grands-oncles et aux grands-tantes.

Cela se fait tout à fait, en société. Lors d’un dîner, untel parle du gecko entré dans sa chambre provençale, tel autre du papillon précoce apparu dès février, exhumez un grand-oncle. Tout le monde en a, ce qui rend les anecdotes vraisemblables ; mais personne n’en connaît vraiment, ce qui leur donne le prix du mystère.

Ceux qu’on avait pu croiser impressionnaient par leur prénom suranné, leur odeur surprenante et l’affirmation qu’on avait sauté sur leurs genoux. Surtout, c’étaient des frères ou des sœurs du grand-père ou de la grand-mère, ce qui suggérait une époque où les grands-parents étaient suffisamment jeunes pour avoir un petit frère comme j’avais Ludovic, une époque indéfinissable qu’on essayait vainement de situer, quelque part entre les dinosaures et les peintures rupestres, peut-être sous René Coty.

Ils avaient des occupations formidables : la grand-tante Léone passait l’été dans son appartement de Cagnes-sur-Mer ; le grand-oncle Bébert était bouilleur de cru ; je soupçonne la Didile d’avoir vécu avec la Zézette.

Un grand-oncle et une grand-tante ont tenu la Coop de Bruère-Allichamps. On était allés les voir une fois et j’ai le souvenir d’une caverne d’Ali Baba avec vue sur la colonne miliaire qui marque le centre de la France. J’aurais juré que ce grand-oncle, le frère de mon grand-père Jean, m’avait offert une paille puisée dans son inventaire. Mais on m’affirme que je confonds avec la visite rendue à un cousin de ma mère qui tenait un bistrot dans l’Allier. Et le plan de Bruère prétend que la Coop ne fait pas face à la Colonne. Qu’importe !

Ma mère, dont la passion pour la rubrique nécrologique occupe la retraite, m’a appris que le grand-oncle-et-la-grand-tante-de-la-Coop-de-Bruère étaient morts – lui, il y a quinze ans ; elle, la semaine dernière. Je n’ai pas osé demander comment allaient Bébert et son alambic.

Discothèque

Il y a huit ans je comptais près de 4200 disques sur nos étagères.

J’en ai dénombré un peu plus de 6600 aujourd’hui, si je ne me suis pas trompé.

lundi 17 août 2020

Portrait en pied du père

Je vois trop peu mon père, qui après plus de soixante ans de vie à Paris, a décidé de s’exiler une partie de l’année à Nice, l’autre à Marrakech. Nous nous appelons rarement et je gagerai volontiers que, si je ne prenais l’initiative des échanges téléphoniques que nous avons, hormis peut-être celui à l’occasion de mon anniversaire, nous pourrions passer 364 jours sans nous parler. Je n’ai jamais tenté l’expérience, je préfère ne la faire qu’en pensée.

Je viens de passer trois jours à Nice avec lui, la dernière fois remonte à juillet 2018. Il y a six ans qu’il n’est venu à Lyon. Pendant les fêtes de fin d’année, il voyage. On a parlé de se voir plus fréquemment qu’une fois tous les deux ans, mais je me suis senti un peu seul lorsque je formulai ce vœu. Au fond, j’ai peu de chose à ajouter à ce que j’écrivais il y a près de huit ans. Peu de chose… je m’explique toujours mal cette situation, je ne la comprends pas, elle me fait parfois rager. Je suis certes peu à l’aise au téléphone, il l’est encore moins. Je ne sais comment, il parvient à écourter nos rares discussions. Papa, on se parle si peu. On aime tous les deux l’architecture, les beaux-arts, les voyages, le patrimoine, que sais-je enfin. Je bavasserais des heures avec ma mère sur les mêmes sujets. Tu pourrais te laisser aller autant que j’essaie de le faire.

Samedi puis dimanche en fin de journée, nous avons passé un bon moment ensemble à la piscine de la résidence qu’il habite avec ma belle-mère. Je l’ai regardé un instant, lui en maillot de bain, sous la douche. Il est encore bel homme malgré ses soixante-cinq ans, musclé, malgré les longues journées et la fatigue qui ont irrémédiablement accentué les traits son visage, malgré ce ventre qui n’en finit pas de s’arrondir sous l’action conjuguée de la bière, de la chère et du vin, malgré la toux de fumeur qui tord périodiquement le haut de son torse. Il a peu perdu de sa haute taille ; il a gardé la prestance naturelle qu’il avait lorsque j’étais petit garçon, qui lui permettait de porter le costume mieux que personne. Nous avons aussi en partage, déjà !, cet argenté qui a certes chez lui plus massivement que chez moi conquis la chevelure, et ces avancées de la calvicie de part et d’autre du sommet du crâne. J’ai observé attentivement ce physique qui sera le mien dans une petite trentaine d’années, selon toute vraisemblance. J’ai essayé d’emmagasiner dans ma mémoire autant de détails que possible de son apparence, comme pour aider avec la voix, le parfum, les moments passés ensemble, à mieux fixer le souvenir de mon père, que je vois trop peu.

dimanche 26 juillet 2020

Tourisme approximatif

Sur la colline, les ruines de la citadelle ne laissent plus que deviner sa puissance passée de ses fortifications construites selon les principes de Vauban. Plus bas, dans une boucle de la rivière, le château d’agrément qui l’a remplacée à la Renaissance semble évidemment plus plaisant avec son jardin aménagé d’après des plans de Le Nôtre, son escalier d’honneur inspiré de celui de Chambord et son aile plus récente dessinée par un élève de Mansart. Le trésor se trouve dans la chambre dite de Henry IV : un portrait en pied d’Henry VIII d’après Holbein et une vierge à l’enfant de l’atelier de Cranach l’Ancien. Logée dans les anciens communs, la mairie du village a fière allure. Sur la façade, une plaque commémore la nuit où le général de Gaulle y a dormi dans les années 50 mais une autre, quasi identique, à droite de l’entrée de l’hôtel du Lion d’or, indique la même date quoiqu’un lit différent. (Peut-être le Général dormait-il beaucoup.) En revanche, il n’y a bien que la Tour de la reine Margot qui s’enorgueillisse de l’avoir accueillie pendant sa fuite, du moins le dit-on.

Quelles sont touchantes, ces tentatives des petits patelins de se trouver une place dans la grande histoire. Et universelles : dans quel temple allemand n’a pas prêché un disciple de Mélanchthon ?

Pour autant, la franchise a son charme aussi. Hommage soit donc rendu à la guide de la maison Mantin que je cite de mémoire :

« Le dernier loup français tué au début du XXe siècle l’a été dans l’Allier et vous pourrez voir ce dernier loup empaillé dans tous les musées du département. Mais le nôtre, je vous l’assure, est probablement le seul dernier loup de l’Allier de tout Moulins ! »

dimanche 19 juillet 2020

Fabuleux blaireau

Une nuit que je ne saurais dater, sur une route que je ne saurais situer, dans une forêt que je ne saurais nommer, est apparu dans la lumière de mes phares un animal proprement fabuleux : un blaireau. Qu’est-ce qu’un blaireau, sinon une licorne à peine plus avérée ? On ne le connait que par de vagues souvenirs de morales dont il aurait fourni le prétexte à Monsieur de la Fontaine ; on le soupçonne d’être le genre d’animal à fréquenter des goupils dans certains romans. Jusqu’à cette rencontre, je n’admettais son existence que sur la foi d’un livre d’images affirmant que la faune française se constituait de chats et de chiens, indiscutables ; de souris, prouvées par leur commerce nocturne de dents de lait, et qui rendaient plausibles les musaraignes et les mulots ; de vaches, chevaux, poules et lapins, vus chez les grands-parents ; d’ours, de sangliers et de loups, évidemment ; et, donc, de loirs, de ragondins et de blaireaux qui ne devaient leur vraisemblance qu’au voisinage des animaux mieux étayés.

Que se dit-on lorsque, adulte, on croise pour la première fois sur sa route un blaireau ? Qu’il faut freiner car la bestiole est grosse et la voiture, de location.

Mais encore ?

Je me suis rappelé le Niger où j’ai admiré, dans un zoo et dans un parc, un rhinocéros, un hippopotame, quelques pintades, un phacochère et un squelette de dinosaure. Belles bêtes, certes, mais que j’avais déjà vues auparavant en France, certaines même servies avec du chou. À une demi-heure de chez moi, vivent ou vivaient des girafes, des lions, des éléphants neurasthéniques. Enfant, je rendais visite aux otaries du jardin Lecoq, en plein centre de Clermont-Ferrand. Il y a quelques années, j’ai bu une bière au bord du lac d’Aiguebellette à deux pas d’un dromadaire ruminant là – un chapiteau se dressait de l’autre côté de la route. Et malgré cela, il m’aura fallu plus de trente ans pour rencontrer mon premier blaireau.

Mais enfin, le blaireau, c’est le panda européen ! Qu’attend-on pour en faire des peluches, des logos, des bouillottes rigolotes au bouchon astucieusement placé ? Qu’attend-on, en un mot, pour nous le montrer ?

Il se dit que le nouveau maire de Lyon voudrait revoir la vocation du zoo de la Tête-d’Or, y montrer des animaux domestiques, pourquoi pas des vaches, qu’on ne croise pas tous les jours rue de la République. Ne serait-ce pas l’occasion aussi de promouvoir le blaireau ?

jeudi 16 juillet 2020

Puisque tu passes par là

Il va donc falloir passer ses vacances en France, désormais. Les ennuis commencent.

Passons rapidement sur ce trou noir qu’est Clermont-Ferrand : qui s’en approche trop près en subit l’immanquable attraction. Pas celle que vante l’office du tourisme, cathédrale de pierre noire, Puy de Dôme pour horizon, court-métrage en festival, non ! L’attraction plus implacable de l’invitation à déjeuner chez ma mère. À cent kilomètres à la ronde, puisque vous passez par là… La spirale se resserre, ma mère nous ressert : d’apéritif en pousse-café, le déjeuner devient goûter, nous finissons trop lourds, vaincus par la gravité.

Mais ce risque est un plaisir, évidemment, et relativement localisé. Tandis qu’une menace plus diffuse angoisse la métropole entière : les quatorze oncles et tantes du côté de mon père, leurs conjoints, les innombrables cousins et cousines qui en ont résulté et, ce qui ne nous rajeunit pas, les petits-cousins qui grandissent désormais. Ma mère seule sait en tenir le compte : elle doit avoir élaboré un atlas, avec un index par département et des entrées thématiques, une sorte de guide très spécialisé qui lui permet de trouver pour chaque destination un parent pittoresque. « Toi qui aimes la viande, quand tu seras à Aurillac, passe donc voir ton cousin Jolan, il sert à la boucherie. »

Je la soupçonne parfois d’en inventer pour me tester.

Pour les oncles et tantes, on ne m’y prend pas : je connais les prénoms par cœur (Daniel, Maryse, Sylvie, Yves, Gilles, Fabienne, Carole, Lydie, Nathalie, Marie, Arnaud, Noëlle, Nadège, Agnès) et bon nombre des par-alliance (Chantal, Guy, Mireille, Yves, Thierry, Louis, Alain).

Mais pour ce qui est des cousins… Je connais ceux qui étaient nés, disons, avant mes douze ans (Isabelle, David, Delphine, Marie-Laure, Philippe, Cindy, Jérôme, Christophe, Laurent, Aurélie, Clémence et Constance) et, parmi les autres, je n’ai retenu que quelques prénoms originaux (j’ai un cousin Wilfried, quelque part). J’avoue avoir renoncé. À quarante ans, on a passé l’âge de rencontrer des inconnus avec lesquels on n’a rien en commun sinon l’asthme de la grand-mère et le nez du grand-père – ce qui est déjà beaucoup : on est un bébé charmant avec un nez en bouton, on attendrit les vieilles dames, on s’habitue,  mais arrive l’adolescence et cet appendice se prend à pousser, immanquable, avec sa bosse sommitale. C’est chez les cousines que le résultat est le plus remarquable.

Mais enfin, au moment de planifier des vacances, je dois trianguler : Langres est-il bien sûr, si proche de Dijon où j’ai un oncle et de Châlons où j’avais une grand-tante ? La diaspora des cousins a-t-elle déjà atteint l’Ariège ? Quid du Creusot ?  J’hesite devant la carte de France comme un sorcier vaudou qui plante des punaises dans les sous-préfectures et guette le cri d’un cousin éloigné. Vaine précaution, ma mère ayant toujours le dernier mot, quelle que puisse être la distance à parcourir : « Puisque tu passes par là, tu pourras aller voir ton cousin. »

mardi 14 juillet 2020

Dyslexie romane

Romain s’est pris d’une passion pour l’art roman qui complète efficacement notre mode de tourisme sous-préfectoral : une fois photographiées la sous-préfecture elle-même, la caisse d’épargne et – les jours fastes – les nouvelles galeries, il nous reste à visiter alentours une litanie d’abbayes, de prieurés, d’églises, de paroisses et de chapelles. Qui aurait cru qu’il puisse en subsister autant ? La province croule sous les tympans sculptés, les chapiteaux historiés et les modillons figurés. Moins que l’influence de Cluny, c’est un interminable cordon de billettes qui relie tous ces patelins ignorés.

Je me moque un peu, mais c’est que cette frénésie de visite a réveillé chez moi deux vieux complexes.

Le premier est le plus intime et le plus général à la fois. C’est un bête complexe de classe qu’on pourrait résumer ainsi : la crainte d’avoir le même goût que ma mère. Disons, pour simplifier, une attirance suspecte pour les couleurs vives et l’anecdotique. Oui, oui, charmant, le petit âne naïf de ce chapiteau, mais as-tu vu l’intensité du bleu de cette voûte ? (Badigeon XIXe, avec étoiles dorées, le tout restauré l’année passée.) Et là, dans cette chapelle, la guirlande électrique qui couronne la Vierge !

Le second n’est plus tant un complexe qu’un handicap mineur dont je découvre à l’occasion de nouveaux champs d’application. Mon inaptitude à reconnaître les lieux et à retenir les toponymes ne se traduit donc pas qu’en une absence totale de sens de l’orientation. Sitôt passés le virage ou la butte qui font disparaitre derrière moi le dernier hameau visité, son église se fond déjà dans toutes les autres : la départementale n’est bientôt plus qu’une longue nef à caractère prioritaire à laquelle des transepts cèdent de loin en loin le passage.

Le soir, avant de m’endormir, j’essaie de faire le tri dans mes souvenirs : cette mise au tombeau si belle, m’avait-elle ému dans cette église où volait la chauve-souris ou dans cette chapelle à côté de la vieille pompe à incendie ? ce vitrail dont le lion m’avait tant plu, quel saint représentait-il ? de tous ces Christ en mandorle, lequel était encadré de saints aux bras trop longs ?

À mesure que le sommeil me gagne, les questions se font plus absurdes ; les modillons commencent à me poursuivre dans le déambulatoire : le vieil homme barbu, le loup qui tient dans sa gueule une hostie et la vache qui broute une sorte de pomme ; sur leur vitrail, Saint-Marc et Saint-Jerôme se disputent et s’accusent l’un l’autre de s’être volé leur lion ; boudant dans une absidiole, Saint-Bernard se plaint d’on ne sait trop quoi : on ne l’y reprendra pas de Cîteaux ; dans sa chapelle, la Vierge fait de la corde à sauter avec sa guirlande qui clignote à chaque tour.

Au matin, tout est perdu : à tout jamais, le Bourbonnais ne sera plus pour moi qu’une seule et même église peinte.

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