Le mai le joli mai en barque sur le Rhin

Heine aussi a rimé le Rhin, Apollinaire la Seine ; Du Bellay son "Loire gaulois" ; Hugo, tellement de fleuves que j'en oublierais sûrement, à vouloir m'en souvenir ou les rechercher. Parler cours d'eau serait l'apanage des poètes ?

Danube, de Claudio Magris : rien qu'au titre, on entrevoit la Bavière, les cafés de Vienne, les rhapsodies hongroises de Liszt...C'est à un voyage multiple que l'on nous convie. Bien calé au fond d'un fauteuil ou au bar au bout d'une aérogare, c'est parti ! Magris est ce genre de personnage culturel central, comme Umberto Eco, Jorge Semprun ou George Steiner. Je ne veux pas le dire "intellectuel" parce que l'épithète est trop connotée, avec un vernis français, et qu'un intellectuel à la française me parait ne pas avoir la même envergure. Qui, en France, possède à la fois une aura médiatique importante, est reconnu comme un grand homme ou une autorité dans son domaine, parle plusieurs langues (pour Magris l'italien, le frioulan, l'allemand, le français, l'anglais, d'autres peut-être...), est très ouvert à d'autres civilisations, à l'histoire, a eu un engagement politique, et surtout possède, comme un supplément d'âme, une culture scientifique ? On a beau chercher, on sèche lamentablement...mais on s'égare, aussi.

De la source (des sources) à la mer Noire, Magris nous emmène avec des amis à lui le long du fleuve et nous balade un peu à droite et à gauche. Il nous raconte son parcours. Il s'arrête où bon lui semble ou passe très vite au gré de sa fantaisie, tour à tour grave, joyeux, grivois, anecdotique ou philosophique. Sa rêverie le mène souvent dans les limbes de ses plaisirs artistiques, architecturaux et surtout littéraires, de détails historiques en précisions hydrographiques ; il arrive aussi qu'elle soit bassement terre à terre. On se plante devant une porte, un escalier. On cherche la source jusque dans les maisons où elle est censée jaillir ; on essaie d'entrer dans l'immeuble à l'emplacement d'une des maisons où a vécu Beethoven, mais la concierge vous jette sans ménagement. On s'assoit dans de nombreux cafés (Magris a écrit son livre dans un café). On passe par les camps de concentration de Mauthausen et Maïdanek, car l'auteur se devait de mettre du noir dans son rose (comme le dirait joliment Charles Dantzig) et que c'est notre histoire récente à nous, européens.

Je suis ébloui. Le récit est renversant d'érudition, et pourtant jamais lourd parce que ramené toujours au quotidien des pérégrinations touristiques. Il faut dire aussi que son découpage en tant de petits chapitres, vignettes parfois de quelques lignes, y aide. Le tourisme est d'une hauteur de vue superlative, la digression élevée au rang de genre littéraire. Dans ce livre-monde, celui de la Mitteleuropa de cœur de l'auteur, on est bercé, on s'évade avec tous ces paysages mentaux. On voudrait même marcher dans les pas de l'auteur à la façon de certains guides qui proposaient de refaire le parcours du héros du Da Vinci Code, à Paris.

Au sortir de toutes les stations de Magris, après la traversée de siècles et de pays divers, à la poursuite d'ingénieurs compulsifs, dans le drame de Mayerling ou simplement avec à l'esprit ces jolies aquarelles des reflets du Danube le matin, on a vu mille choses sans avoir été écrasé par la densité qu'ont certains chefs-d’œuvre imposants. Celui-là plonge dans des abîmes de pensées et de situations qui élèvent, qui font sortir le lecteur de chez lui comme de ses habitudes. C'est bien ce que l'on peut demander à ce guide : toutes ces bribes d'évasion inutiles. Mais elles enchantent tant...