Alpha et omega

Ces dernières semaines, j'ai beau avoir lu de bons Maigret, d'excellents David Lodge (dont How far can you go? qui est d'une finesse, d'une subtilité remarquables), de terribles romans trash de Régis Jauffret, un livre me scotche littéralement, et j'ai déjà envie de le relire en le finissant : Alphabets, de Claudio Magris. Publié chez Gallimard (l'Arpenteur), et traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau.

Ça n'est jamais que le deuxième livre de Claudio Magris que je lis, et quelle grâce ! Ce gros volume est une compilation de très nombreux articles publiés dans le Corriere della Sera, de textes de séminaires, de discours prononcés en des occasions diverses. Un festival d'intelligence à chaque page, on ne saurait mieux dire que Pierre Assouline.

Magris parle de littérature, essentiellement. Mais il emprunte des chemins détournés. C'est par le voyage, les villes, les langues, les gens qu'il arrive à ses fins. Ce qui est fascinant avec ce genre d'auteur, qui me fascine aussi chez Dantzig, chez Eco, c'est l'incroyable érudition qu'ils distillent avec un art consommé de la mise en scène, de la citation, du détournement. Magris a l'air de connaître toute l'Europe centrale — disons les pays gravitant autour de l'Autriche — comme s'il était chez lui, et pourtant il insère ici un article sur le romancier irlandais John Banville, là un récit de sa rencontre (à Budapest, certes...) avec Chinua Achebe, écrivain nigérian. On les aurait pourtant dit tous deux à mille lieues de son univers. Après un étourdissant panorama de Prague et de ses communautés germaniques au fil des siècles, après un très beau texte sur la guerre dans le roman, un autre sur le grand écrivain autrichien Franz Grillparzer, c'est de lectures d'enfance, de Rudyard Kipling, de Joseph Conrad, ou de la formation de la littérature norvégienne du XIXe siècle des campagnes vers les villes qu'il est question. On a l'impression que Magris pourrait embrasser n'importe quel sujet, parler de n'importe quel auteur, écrire sur n'importe quoi, qu'il produirait un texte intéressant en plus d'être superbement écrit. Il est le genre d'homme qu'on aimerait rencontrer dans un café, pour parler de tout et de rien, de rencontres, lui qui les aime tant.

Ce qui frappe en plus du reste, c'est la qualité littéraire des textes, qui sont bien plus que des articles de journaux. Je connais très peu l'italien mais la traduction me semble magnifique, très homogène. La difficulté éventuelle des sujets abordés est compensée par l'auteur par la fluidité de l'écriture, par la justesse d'une remarque ou d'un trait d'humour glissé ça et là (il fait pareil dans Danube, dont j'avais parlé ici). Plus encore, c'est par le développement limpide de l'argumentation ou de l'exposé des idées qu'on voit le grand art qui confine au génie de Magris. Pour le lecteur, le plaisir est constant. Mon répertoire de métaphores culinaires étant trop pauvre pour exprimer combien j'ai goûté chacun des textes d'Alphabets, je m'en tiens là.