La Malédiction du Produit Bleu

I would like, if I may, to take you on a strange journey. » Laissez-moi, en effet, vous exposer un instant… la malédiction du Produit Bleu. (Aurait-on les moyens qu’ici frapperait l’éclair et roulerait le tonnerre.)

Une bien belle invention que ce Produit Bleu, qui met les tâches ménagères à la portée des plus feignants, sans doute la plus belle invention depuis le trempage de vaisselle, tout juste détrônée par la mousse qu’on vaporise sur les taches, qu’on laisse agir et qu’on rince d’un seul coup d’éponge. (Encore que je réserve mon jugement sur cette mousse surpuissante que je n’ai vue agir qu’à la télévision.) Une vague de fraîcheur, la brise marine, l’eau du lagon, sans forcer, enfin dans vos toilettes. Et ces bactéries brunâtres qui s’enfuient en grimaçant devant la vague bleue, comme un critique nippophobe devant l’œuvre d’Hokusai.

L’usage en est simple : on badigeonne la porcelaine de Produit Bleu ; on en regarde un instant, presque attendri, les dégoulinures lentes qui poursuivent implacablement les germes et microbes de la réclame ; on laisse agir, c’est le meilleur moment, on laisse agir en se disant qu’on rincera la prochaine fois qu’on ira. (J’aime cet euphémisme vieillot.) Il est dit, sur l’emballage, qu’il ne faut pas laisser agir plus de vingt minutes, mais cela ne m’a jamais trop inquiété, d’abord parce que cela ne semble inscrit qu’en passant, à titre d’indication, comme on donnerait un temps de cuisson dans une recette approximative, ensuite parce qu’il serait sinon inédit du moins rare que je passe vingt minutes entières sans avoir l’occasion de rincer.

Mettez des égyptologues devant un sarcophage doré, ils se disent le rêve d’une vie : ouvrons-le vite ! ; ils l’ouvrent vite ; ils meurent ensuite ; c’est la malédiction de Toutankhamon. Mettez-moi devant une cuvette bleutée, je me dis le rêve d’une vie, je peux glander ! ; je glande, je glande, je glande, je commence à me tortiller en glandant, je glande, mon genou droit tressaute, je glande, je me lève d’un bond et je cours aux toilettes ; et, là, au lieu de me soulager immédiatement, je me retrouve devant la cuvette bleutée qui appelle à être rincée : c’est la malédiction du Produit Bleu.

J’imagine qu’il y a des gens, face à une telle urgence, qui n’hésitent pas à rincer au jet, se disant qu’ils pourraient bien frotter après. Les sots ! Qu’ils doivent être soulagés vite ! Mais à quel prix… C’est que j’ai de vagues restes de chimie, moi. Je sais qu’il ne faut pas mélanger la javel et l’ammoniac, que cela dégage du chlore, qui est toxique. Je sais aussi que l’urine contient de l’urée (chimie et étymologie) et que l’urée, c’est presque de l’ammoniac (vagues, les restes de chimie, ai-je dit). Et donc je rince, et je frotte, à demi penché sur la cuvette, mes bourrelets écrasant ma vessie et mes remords, mon esprit.

Notre Produit Bleu actuel ne contient pas d’hypochlorite de sodium (encore un reste de chimie), à en croire la composition, mais il contient des tensio-actifs non anioniques, et dieu seul sait ce que ça peut-être, des tensio-actifs non anioniques, des tensio-actifs cationiques, peut-être, allez savoir, pas de javel en tout cas, j’ai vérifié une fois l’urgence passée. Mais le doute reste.

Et c’est dans ce doute que s’insère, insidieuse et sournoise, sadique et saugrenue… la Malédiction du Produit Bleu.