jeudi 29 mai 2014

Les papillons

Dany Laferrière dans Journal d’un écrivain en pyjama :

On demande toujours à l’écrivain d’où il vient. L’individu vient du pays où il est né, mais le citoyen peut choisir le pays où il veut vivre. Le pays de l’écrivain est plus complexe. Il vient d’abord d’un lieu qui serait l’endroit où il a passé les premières années de sa vie. Pour beaucoup d’écrivains l’enfance est un lieu idéal. On peut parfois comprendre certains choix de sujets d’un écrivain en découvrant quel genre d’enfance il a eu — heureuse ou malheureuse. L’enfance a souvent un impact déterminant sur le reste de la vie.

Pourtant le papillon se moque d’avoir été chenille et ne retient qu’un autre instant de sa vie. Le papillon, c’est un grand mot : quel papillon, exactement ? Celui qui, encore chenille, se savait déjà papillon et qui n’attendait qu’une occasion de revêtir une tenue plus chamarrée, comme une aube pour une confirmation, ou cet autre qui se trouvait très bien chenille, merci, et à qui la nature finit par jouer un mauvais tour ? Traumatisme fondateur ou formalité longtemps attendue, les papillons semblent toujours ressasser cet instant-là : la sortie du cocon.

dimanche 4 mai 2014

Fantasme

Au moment de la nécessité du sommeil, près de T. endormi, dans ma résistance au sommeil me vient l’idée que les mains de l’étrangleur pourraient être mes mains aussi, que les mains de l’étrangleur sont d’abord des mains communes qui se parent tout à coup d’une particularité monstrueuse qui en fait des mains molles et blanches, lâches, absolument intouchables : T. couché sur le ventre près de moi et me rejetant, seul dans mon tourment, par la quiétude et la régularité de son souffle, il s’en faudrait d’un rien que je me retourne vers lui et que mes mains deviennent des mains d’étrangleur, c’est contre la rapidité de cette mutation qu’il faut alors lutter. Je vois les mains de Lucien Léger, l’étrangleur de mon enfance, elles ont été photographiées, on les a vues dans les journaux, et la vue de ces mains devrait déclencher la répulsion, la haine. Sa mère, sa fiancée avaient dû dire aux journaux que ces mains, avant le crime, étaient les plus douces qu’elles connaissaient, qu’elles n’auraient pu ôter la vie d’un insecte, qu’elles étaient caressantes. Mes mains à moi sont d’abord des mains d’écrivain : en les examinant, on ne diagnostiquerait pas le crime, mais l’écriture, on identifierait cette petite bosse, sur la face interne du majeur qui marque la pression répétée du stylo, et le bout de l’index raboté par les touches de la machine à écrire, l’ongle diminué par la frappe. Avant l’exercice de l’écriture, la petitesse de ces mains les destinait à la musique, ou à la chirurgie. Mais sitôt le crime consommé, il faudrait trouver à ces mains la particularité physique du crime, et sans doute alors tirer l’écriture vers le crime, et voir dans la petite bosse du majeur ou dans la diminution de l’index la preuve d’une pratique vicieuse, comme la paume enserre le sexe, comme la paume de la main droite se trouve soudain creusée par la manipulation, par la familiarité du sexe, comme le creux de la main peut trahir la jouissance, comme le plaisir peut s’imprimer dans la main, l’écriture deviendrait un exercice préparatoire au crime, et le crime s’imprimerait entre les doigts, dans la callosité et la maigreur de leurs phalanges, dans l’écartement préalable du pouce et de l’index, relevé à l’équerre, et dans leur force, comme si une âme malfaisante les habitait.

(Dans le film Les mains d’Orlac, on greffe au pianiste virtuose Orlac, qui vient de perdre ses mains dans un accident, les mains d’un étrangleur qu’on vient de décapiter. Les mains ne répondent plus à la musique, mais à l’instinct du crime.)

                                                          Hervé Guibert, Le mausolée des amants.

lundi 7 avril 2014

Apostille au pénultième billet

J’ajoute Jean Echenoz. Son dernier opus, Caprice de la reine, est constitué de sept courts récits lumineux où la finesse de l’humour d’Echenoz, sa subtilité éclatante sont un régal.

Du coup, j’ai eu envie de relire L’Occupation des sols. Dans cette petite nouvelle d’une dizaine de pages, un couple père-fils se retrouve confronté à la perte de la mère/épouse. Elle a été peinte par un artiste, de son vivant, sur le mur d’un immeuble, et le dessin est progressivement masqué par la construction d’un bâtiment… C’est poignant, cela a l’élégance des œuvres magistrales devant lesquelles on reste coi.

Je ne vous chante pas plus les louanges de 14, Je m’en vais, Ravel ou Des éclairs : tout me semble du meilleur cru. En somme, le progrès fait rage et Jean Echenoz est l’un des grands auteurs de notre temps. Les éditions de Minuit publient des perles.

samedi 22 mars 2014

Hervé Guibert

Je lis des souvenirs d’Yvonne Baby, écrits sous la forme de courts portraits de gens plus ou moins connus qu’elle a côtoyés : À l’encre bleu nuit, aux éditons BakerStreet. Yvonne Baby a dirigé le service culture du Monde et y a fait entrer Hervé Guibert à la fin des années 1970. Je ne peux m’empêcher, à la lecture de ce petit livre, de penser à Guibert, à comment je l’ai découvert puis lu compulsivement, à la façon dont certains de ses écrits font toujours écho plusieurs années après les avoir lus.

L’anthologie de ses articles sur la photographie dans Le Monde, La Photo, inéluctablement, n’a pas été pour rien dans ma découverte et mon goût naissant pour la photo. Et ses Articles intrépides, autre anthologie de ses papiers, culture cette fois, quelle manière directe et franche d’écrire.

Le choc : le sida en pleine gueule, comment on en meurt à petit feu au début des années 1990, c’est À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le grandiose et baroque Mausolée des amants - Journal 1976-1991, tout à la fois récit, mise en scène du sexe, de l’amitié, de l’écriture, et d’une vie débridée. La claque de cette écriture-scalpel à laquelle on ne voit pas de limite, à la relecture, je me dis que cela n’a pas vieilli. La simplicité, la liberté de ton, les phrases vous sautent à la jugulaire. Je me demande souvent quels écrivains ne seront pas oubliés à la fin du siècle, mais je mettrais un billet sur Guibert.

vendredi 22 novembre 2013

Le critique

Le critique
 
 
Je ne peux vraiment te penser
autre que tel que tu es : l’assassin

de mes vergers. Tu y rôdes
parmi les ombres, orientant

la conversation comme la confusion originelle
d’Ève entre les pénis et

les serpents. Oh sois drôle, sois gai
et sois modéré ! Ne

m’effraie pas plus que tu
ne dois ! Je dois vivre pour toujours.

 

Selected Poems, Frank O’Hara, éditions Carcanet (traduction de votre serviteur)
 

mercredi 24 juillet 2013

Telles nos vies

Dans ses Vies minuscules, Pierre Michon reconstitue de ses seuls souvenirs une galerie de portraits de gens qui ont marqué son enfance. Ce livre est poignant. Si les miens ne furent pas exactement semblables (mais d’autres moments ont été tellement proches), les derniers instants avec ses grands-parents pourraient être ceux de tout le monde.

J’y revins un après-midi d’un autre été, sans doute l’année suivante ; il faisait beau encore ; je conduisais une voiture et ma mère était à mes côtés ; je me souviens de l’agréable voyage que nous fîmes, bavardant, de la robe austère d’une église romane au sein de la campagne alanguie sous le poids des blés, d’un pont de chemin de fer perdu dans la verdure comme pour illustrer un roman qu’enfant j’avais lu ; la route décrivait une vaste courbe pour l’enjamber ; je n’ai aucun souvenir de l’après-midi que nous passâmes à Marizat. Je ne sais si je revis la petite chambre, ni les portraits ; aussi bien, les vieux auraient pu n’être pas là. Leurs gestes, qui pour moi furent les derniers, je les ai vus, et j’ignore quels ils furent ; leurs dernières paroles me sont à jamais voilées, soufflés leurs adieux derrière un rideau de vent violent ; en aucun temps je ne me souviendrai de la double silhouette sur le pas de la porte, titubante et navrée, qu’ils offrirent cependant à mon ingrate mémoire, tout entiers dans la tombe et pourtant encore gentiment, héroïquement, agitant leurs mains jusqu’à ce que la voiture du petit fils eût disparu, brouillée par les larmes bien avant que la forêt ne l’avalât, au détour définitif du chemin.

jeudi 20 juin 2013

Un papa

Evelyn Waugh était, pour reprendre la terminologie puérile en vigueur ces jours-ci en dépit des règles d’usage et du sens du ridicule — terminologie qui, si l’on y réfléchit bien, n’est sortie de l’ombre des cathédrales et des ors des rallyes que lorsque des enfants d’otage ont demandé un jour au journal télévisé, à la France et au monde qu’on libérât leur maman — bref, comme l’on dit ces jours-ci, Evelyn Waugh était un papa.

Un papa qui, apprenant qu’on risquait de bombarder Londres, prit les devants :

J’ai demandé en conséquence à ce qu’on expédie à Piers Court les livres que je gardais à l’hôtel Hyde Park. Dans le même temps, j’ai plaidé pour que mon fils vienne à Londres. On pourrait croire, sachant cela, que je préfère mes livres à mon fils. Je pourrais arguer que les pompiers sauvent les enfants tandis qu’ils détruisent les livres, mais la vérité est qu’un enfant est facilement remplaçable quand un livre détruit est perdu à jamais ; aussi, qu’un enfant est éternel ; mais, surtout, que j’ai un sentiment de possession absolue de ma bibliothèque, mais pas de ma nursery.

Evelyn Waugh, The Diaries,
Entrée du samedi 13 novembre 1943,
Traduction du blogueur.

Tout le monde n’a certes pas la chance d’avoir pour parent un aristocrate anglais.

vendredi 14 juin 2013

Apostille, postille et demie

Ce printemps automnal qui n’en finit pas de gibouler comme un mars qui ne repartirait pas, ce ciel traînard qui écoute en retard les proverbes d’avril et persiste à rester couvert, ces nuages grisâtres sur lesquels les éclairs en mai ont fait comme une plaie, bref, en un mot, les éléments déréglés nous y incitent : apostillons — dans toute cette humidité, cela ne se remarquera pas.

Ainsi donc, le Lecteur attentif, cet éléphant rose que distinguent tant sa mémoire que sa rareté, le Lecteur attentif se souvient sans doute d’une recension en ces lieux du Chien jaune de Georges Simenon. (Le Lecteur distrait peut suivre ce lien pour la relire.) Dans ce billettet, on pointait en passant le penchant du commissaire Maigret pour les alcools divers. Quel plaisir de surprendre, bien plus tard, un auteur que l’on admire faisant la même constatation, et combien mieux !

Ce qu’il y a de certain, c’est que Maigret boit beaucoup. On est effrayé par ce qu’il consomme. Si on fait le compte des demis, des fines, du beaujolais, des calvados, des marcs, des scotchs et même des chartreuses qu’il avale, on est impressionné par le volume d’alcool qu’il a ingurgité à la fin de la journée. Il y a parfois huit séances en douze heures de Picons-grenadine, de vin blanc, de whisky, sans compter la framboise d’Alsace. Si bien qu’il est souvent repus et somnolent. […] Il ne sait pas résister aux effluves des petits bars. Il a un goût flamand pour tout ce qui sent le propre, le genièvre et la bonne cuisine.
Il atteint à la vérité par le calvados et l’andouillette comme M. Pickwick, dans Dickens, atteint par le punch à la philanthropie.

Et c’est ainsi, comme toujours, que Vialatte est grand.

jeudi 17 janvier 2013

Note de l'Auteur

À tous les Lecteurs de la Boca del Inferno™ qui n’auraient supporté son absence d’intrigue, ses personnages en carton et ses excès de rythmes ternaires, qui n’auraient supporté — dis-je — ses longueurs s’étirant interminablement de lenteur en tiédeur et de paresse en mollesse, qui n’auraient supporté — dis-je encore — ses meurtres texaveryesques, ses amours feuxdelamouriennes et ses suspenses derrickéens, qui n’auraient supporté — dis-je enfin, en parlant, cela mérite d’être rappelé, de la Boca del Inferno™ — qui n’auraient supporté, voulus-je dire, son style de stuc, sa forme de marshmallow et son emphase de baudruche, bref : à tous les Lecteurs de la Boca del Inferno™ qui ne l’auraient supportée que pour ses notes de l’Auteur, à tous ceux-là, qui doivent être deux au moins, dont un demi lit encore ce blog, à tous ceux-là, donc, l’Auteur ne saurait trop conseiller la lecture de L’Auteur et moi, d’Éric Chevillard, aux Éditions de Minuit, qui érige la note de l’Auteur en système et de ce système tire des complications merveilleuses.

vendredi 11 janvier 2013

Charles Dantzig a encore frappé

A chaque fois c’est la même chose, ça tient du fanatisme et je ne me soigne pas : je me jette sur le nouveau Charles Dantzig et le goûte, l’apprécie comme un vieux single malt qui dévoile ses arômes lentement, épousant, enveloppant les contours du verre pendant qu’on le laisse s’aérer.

Charles Dantzig aime les listes et les petits chapitres façon fiche (ce qui n’est finalement pas si éloigné), disons plutôt des textes brefs en général et qui se succèdent, pour constituer ses livres. C’est qu’il préfère laisser des trous : ne pas tout dire, laisser le lecteur reconstituer à sa guise ce que l’auteur ne dit pas, à son idée. Charles Dantzig fait incroyablement confiance au lecteur, et il le dit joliment façon aphorisme ou devise : [La littérature] ne s’adresse à personne en pensant que tout le monde est à son meilleur, les religions abaissent les meilleurs en ne parlant qu’à un troupeau.

Son précédent livre était un roman, où il brossait au cours d’un voyage en avion le portrait d’un ami (Dans un avion pour Caracas). C’était d’habiles courts chapitres bien juxtaposés qui, par pointillisme, formaient un beau tableau d’ensemble. Son nouveau livre est donc un essai, consacré au chef-d’œuvre en littérature. C’est par des textes d’une à deux pages, parfois à peine plus, qu’il bâtit son ouvrage, qui a l’apparence d’une simple discussion autour de ce mot un peu intimidant de chef-d’œuvre. Peut-on écrire un chef d’œuvre à la demande ? Y a-t-il des critères pour reconnaître un chef-d’œuvre ? On tourne autour, on essaie de défricher, d’y voir plus clair, et ce n’est qu’un prétexte pour parler de littérature. On y lit quelques très belles lignes sur la jeunesse, sur l’évidence et l’émotion qui sourdent à la lecture du chef-d’œuvre, que l’on découvre bien souvent seul dans son coin le livre à la main. Le chef d’œuvre est inattendu, il a du fulgurant ou du fugace en lui que le lecteur, loin des critiques ou des snobs, comprend pleinement une fois seul face à lui.

L’auteur nous glisse bien de ses goûts, comme dans ses précédents essais Dictionnaire égoïste de la littérature française, et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien ; on sourit souvent et l’on a droit à quelques charges, contre le roman réaliste (dans lequel il n’y a pas de trous, où tout est écrit justement) ou Marguerite Duras, car à l’instar de ceux de Jacques Drillon, les livres de Dantzig sont personnels, partiaux. Et c’est précieux.

Alors le chef-d’œuvre, fin de tout pour un auteur ? Le chef-d’œuvre est toujours imparfait car l’auteur est homme, nous dit Charlie. C’est un facteur de charme supplémentaire. Je me demande de quoi il ne va pas parler, guettant les apaisements de sa prose, les passages où les exemples et références nombreux vont l’être moins ; en somme, les instants de faiblesse qui rapprocheront encore un peu plus l’ouvrage de son sujet.

A propos des chefs-d’œuvre, C. Dantzig, Grasset, janvier 2013

samedi 29 septembre 2012

Alfred, Lord Tennyson

Dans quelques jours, il y aura bientôt 120 ans que Tennyson (1809-1892) disparaissait. J’en ai déjà touché deux mots dans un précédent billet : très grand poète, révéré à son époque à l’égal de Victor Hugo chez nous, Tennyson laisse des pages que l’on ne lit plus trop aujourd’hui. Un peu fleur bleue, un peu fanées ces pages peut-être ? Il disait pourtant l’amour et le passage du temps comme peu. Si ses vers peuvent par endroits faire sourire le lecteur moderne, une émotion peut sourdre à un détour du texte sans crier gare et vous soulever, parce qu’elle est simple et belle. Voici comment il débute son Enoch Arden (1864), que je persiste à trouver un bien beau texte anglais. Un climat s’installe comme sur un air de légende, et on y lit déjà une prémonition de la fin solitaire du héros, dont la vie sera effacée par la marée comme simple trace de pas. In my beginning is my end, devait dire T. S. Eliot quatre-vingts ans plus tard…


Long lines of cliff breaking have left a chasm;
And in the chasm are foam and yellow sands;
Beyond, red roofs about a narrow wharf
In cluster; then a moulder’d church; and higher
A long street climbs to one tall-tower’d mill;
And high in heaven behind it a gray down
With Danish barrows; and a hazelwood,
By autumn nutters haunted, flourishes
Green in a cuplike hollow of the down.

Here on this beach a hundred years ago,
Three children of three houses, Annie Lee,
The prettiest little damsel in the port,
And Philip Ray the miller’s only son,
And Enoch Arden, a rough sailor’s lad
Made orphan by a winter shipwreck, play’d
Among the waste and lumber of the shore,
Hard coils of cordage, swarthy fishing-nets,
Anchors of rusty fluke, and boats updrawn,
And built their castles of dissolving sand
To watch them overflow’d, or following up
And flying the white breaker, daily left
The little footprint daily washed away. […]


( Le défilé des falaises déchirées a laissé place à une faille ;
Il y a dans cette faille de l’écume et des sables jaunes ;
Au-delà, des toits rouges regroupés autour d’un étroit quai,
Une église qui tombe en ruine, et plus haut
Une longue rue grimpant jusqu’à un grand moulin qui se dresse là ;
Et haute dans le ciel derrière lui une grise colline
Surmontée de tumulus danois ; un bois de noisetiers
Hanté l’automne par les ramasseurs de noisettes, dont la verdure
s’épanouit dans un creux de la colline, tel une tasse.

C’est ici, sur cette plage il y a cent ans,
Que trois enfants de trois maisons, Annie Lee,
La plus jolie jeune fille du port,
Philip Ray, fils unique du meunier,
Et Enoch Arden, frustre gamin de marin
Devenu orphelin un hiver suite à un naufrage, jouaient
Parmi les laisses de mer et le bois flotté du rivage,
Les raides cordages enroulés, les filets de pêche salis,
Les ancres aux pattes rouillées et les épaves de bateaux,
A construire leurs châteaux dont le sable se disperse
Pour les voir détruits par les flots, ou à courir,
Voler dans les blanches déferlantes ; laissées chaque jour,
Leurs petites empreintes étaient chaque jour emportées. […] )


vendredi 21 septembre 2012

Je, etc.

Certains livres procurent d’autant plus de plaisir qu’ils sont loin de nous. Du haut de son mètre cinquante, Mme V. nous l’avait dit, jadis, au lycée Blaise Pascal : L’infini, ça peut être très proche, quand on est tout petit. (Elle parlait des cristaux infinis.) Il y a donc loin et loin : le Japon de Murakami, lointain car japonnais ; le Concarneau de Simenon, éloigné au bout d’un demi-siècle.

Un antipode, parmi d’autres : la Correspondance de Voltaire. Certaines distances se comptent en mètres, d’autres en siècles ou en dollars ; celle-ci, en lettres : entre 1711 et 1778, Voltaire en aurait écrit plus de dix mille, dont je ne sais combien où il se dit mourant, ah ! ma chère, je ne regretterai dans ma tombe que ne plus vous voir, et d’enterrer l’un après l’autre tous ses correspondants.

Comment imaginer aujourd’hui une telle fécondité épistolaire ? Quels étaient les usages ? Écrivait-on à un duc comme à un roi, à un tailleur comme à un élagueur, à vingt ans comme à soixante-dix ? Lettre après lettre, on se construit des théories plus ou moins branlantes qu’une nouvelle lettre finit toujours par écrouler. Ne trouvant pas les réponses, on renonce aux questions et on se contente du style.

Il reste pourtant un doute qui me tarabuste. La plupart des lettres que j’ai lues se terminaient en ellipse. Lubie de l’éditeur ou réalité d’époque ? A-t-on vraiment pu, un jour, clore ainsi une lettre à un prince : Je vous prie d’agréer, cher ami, etc.

jeudi 16 août 2012

Brèves d'une mission en Chine - 7

Jeudi 16 août

J’ai enfin lu La carte et le territoire, de Michel Houellebecq, publié à l’automne 2010.

Ce fut plaisant, plein de touches d’humour et d’autodérision, mais en même temps bien plat. Où est le Houellebecq tranchant, critique bien trempé, trash, que l’on m’a vendu ? On finit ces quelque 400 pages, on jette un rapide coup d’œil en arrière, et c’est presque comme s’il ne s’était rien passé. Des palanquées de noms de marques et d’expressions en italique (dont l’auteur abuse sans qu’on en comprenne l’utilité), des clichés, en un mot beaucoup de trucs ponctuent la lecture. Comme si l’auteur avait la danse de saint Guy et qu’on ne puisse faire autrement que de rester tout le temps du roman en contact avec lui.

Tour à tour beauf, caricatural ou simpliste, tout ça m’a surtout semblé anodin : on reste sur un sentiment global de vacuité. Et par ailleurs, se souviendra-t-on, fût-ce seulement dans dix ans, de ce roman tellement 2000-2010 par ses personnages — Jean-Pierre Pernaut, Michel Houellebec, François Pinault, etc. — comme par ses analyses ou discussions à deux francs autour de nombreux sujets ? Oserait-on dire qu’il est déjà furieusement daté ?

lundi 25 juin 2012

Il ne tient pas à moi que vous échouiez à saisir ce titre

Je lis ces temps-ci avec un grand plaisir les Mémoires du Cardinal de Retz, qui se prononçait Rais, qu'il écrivait d'ailleurs ainsi, sauf lorsqu'il s'agissait de son oncle, qui était Archevêque de Paris, quand lui n'était que coadjuteur, etc. C'est le problème des classiques : les notes s'y déposent avec les siècles et chaque page tournée en soulève un nouveau nuage. Une allusion qu'on précise, une faute de grammaire qu'on justifie, un personnage dont on résume la vie, tout ceci brille un instant dans la lumière, mais l'accumulation finit par masquer le texte et piquer les yeux.

Il peut pourtant y avoir un autre piquant à ces notes : c'est de noter leur absence occasionnelle. L'annotateur, en général, est compréhensif : il s'attend bien à ce que vous connaissiez moins que lui son sujet. Ignorez-vous que le Pont-de-l'Arche commande la route de Paris à Rouen ? Il vous le précisera bien volontiers. De même, Retz a l'habitude de reprendre par un pronom dans une phrase un antécédent d'une précédente, avec une habilité que notre siècle a perdue : systématiquement, l'annotateur y suppléera. Mais sa mansuétude a des limites qu'il ne devine peut-être pas lui-même. S'imagine-t-il réellement, comme pourraient le laisser croire les cent-soixante pages d'introduction qui font l'économie d'une définition, qu'il juge probablement trop évidente ou à laquelle il ne pensa même pas, s'imagine-t-il réellement, dis-je, que les lecteurs savent ce qu'est un coadjuteur ? Ce que, pourtant, Retz était.

Il y a enfin des instants où l'annotateur semble s'amuser innocemment : quand il prend prétexte d'un oubli de l'auteur pour une pleine page rageuse où il se moque des commentaires des annotateurs précédents ; quand, à une allusion très voilée de Retz à propos des mœurs de Mazarin, il ajoute une note soulignant l'allusion sans en lever le voile ; quand, enfin, il reprend dans une de ses notes telle ou telle tournure qu'affectionne l'auteur. Ainsi de celle-ci, dont Mauriac abusait aussi, que je peine toujours à comprendre mais qui me tient lieu ici de titre.

samedi 16 juin 2012

Les douces délices de la moquerie

La Présidentielle, de Patrick Besson, est un livre d'une drôlerie et d'une exagération assumées. Il renferme de courts pastiches que l'auteur avait écrits pour le magasine Le Point, avant l'élection présidentielle, dans le style de. Que l'on ait lu ou non l'auteur pastiché, un éclat de rire toutes les deux pages vous guette... Ses contrefaçons jouissives de Marguerite Duras, Jean d'Ormesson et Erik Orsenna, chacune en deux ou trois pages, sont irrésistibles de dérision méchante pour la première, de placidité béate pour les deux autres.

François Hollande en prend plein la tête, c'est alternativement injuste ou très bien senti mais l'emphase et la mauvaise foi sont consubstantielles au genre. Venant de l'auteur, il ne fallait certes pas s'attendre à moins. Ses San Antonio et Gérard de Villiers m'ont fait pouffer comme les Chroniques du règne de Nicolas 1er de Rambaud. C'est vraiment comme ça San Antonio, des comparaisons, des images truculentes à chaque coin de paragraphe ? Je pensais, en lisant un peu de Lodge ou d'Amis ces derniers mois, que le roman comique anglais était bien une chose introuvable en France ; mais on peut rire beaucoup aussi dans la littérature française contemporaine. De Rambaud, quelqu'un voudrait-il bien rééditer les Oraisons funèbres de dignitaires politiques qui ont fait leur temps et feignent de l’ignorer ? je reprendrais bien quelques tranches de rire en Garamond.

jeudi 17 mai 2012

La pile de livres

 

Locution bien pratique désignant un ensemble de livres qui attendent d'être lus mais qui, en fait, ne forment pas une pile.

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mercredi 2 mai 2012

Alpha et omega

Ces dernières semaines, j'ai beau avoir lu de bons Maigret, d'excellents David Lodge (dont How far can you go? qui est d'une finesse, d'une subtilité remarquables), de terribles romans trash de Régis Jauffret, un livre me scotche littéralement, et j'ai déjà envie de le relire en le finissant : Alphabets, de Claudio Magris. Publié chez Gallimard (l'Arpenteur), et traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau.

Ça n'est jamais que le deuxième livre de Claudio Magris que je lis, et quelle grâce ! Ce gros volume est une compilation de très nombreux articles publiés dans le Corriere della Sera, de textes de séminaires, de discours prononcés en des occasions diverses. Un festival d'intelligence à chaque page, on ne saurait mieux dire que Pierre Assouline.

Magris parle de littérature, essentiellement. Mais il emprunte des chemins détournés. C'est par le voyage, les villes, les langues, les gens qu'il arrive à ses fins. Ce qui est fascinant avec ce genre d'auteur, qui me fascine aussi chez Dantzig, chez Eco, c'est l'incroyable érudition qu'ils distillent avec un art consommé de la mise en scène, de la citation, du détournement. Magris a l'air de connaître toute l'Europe centrale — disons les pays gravitant autour de l'Autriche — comme s'il était chez lui, et pourtant il insère ici un article sur le romancier irlandais John Banville, là un récit de sa rencontre (à Budapest, certes...) avec Chinua Achebe, écrivain nigérian. On les aurait pourtant dit tous deux à mille lieues de son univers. Après un étourdissant panorama de Prague et de ses communautés germaniques au fil des siècles, après un très beau texte sur la guerre dans le roman, un autre sur le grand écrivain autrichien Franz Grillparzer, c'est de lectures d'enfance, de Rudyard Kipling, de Joseph Conrad, ou de la formation de la littérature norvégienne du XIXe siècle des campagnes vers les villes qu'il est question. On a l'impression que Magris pourrait embrasser n'importe quel sujet, parler de n'importe quel auteur, écrire sur n'importe quoi, qu'il produirait un texte intéressant en plus d'être superbement écrit. Il est le genre d'homme qu'on aimerait rencontrer dans un café, pour parler de tout et de rien, de rencontres, lui qui les aime tant.

Ce qui frappe en plus du reste, c'est la qualité littéraire des textes, qui sont bien plus que des articles de journaux. Je connais très peu l'italien mais la traduction me semble magnifique, très homogène. La difficulté éventuelle des sujets abordés est compensée par l'auteur par la fluidité de l'écriture, par la justesse d'une remarque ou d'un trait d'humour glissé ça et là (il fait pareil dans Danube, dont j'avais parlé ici). Plus encore, c'est par le développement limpide de l'argumentation ou de l'exposé des idées qu'on voit le grand art qui confine au génie de Magris. Pour le lecteur, le plaisir est constant. Mon répertoire de métaphores culinaires étant trop pauvre pour exprimer combien j'ai goûté chacun des textes d'Alphabets, je m'en tiens là.

lundi 19 mars 2012

Rediffusion : Emmanuel Carrère

Certains mails envoyés dans la deuxième moitié de l'année 2011, lorsque j'étais quatre jours par semaine à Bruxelles, m'ont paru pouvoir figurer sur ce blog. Avec quelques coupes et modifications (les bières belges m'ayant parfois fait écrire une ou deux bêtises...), voici le premier, où il était question de l'écrivain Emmanuel Carrère.

Le personnage : la cinquantaine, né en 1957, bobo du XVIe à Paris, jeune critique de cinéma puis romancier, vivant de ses relations amoureuses  en ayant rarement le meilleur rôle (il en parle dans tous ses romans les plus récents), déteste que son amie du moment dise je vis sur Paris ou je pose mes congés parce que ça trahit sa classe moyenne en plus d'être incorrect. L'homme est peu plaisant par bien des points. Fils d'Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française et l'une des spécialistes internationalement reconnues de l'URSS. Jeunesse dorée dans Paris, classe préparatoire au lycée Janson de Sailly, aucune préoccupation financière grâce à Papa et Maman. Une dizaine de romans ou récits à son actif, deux biographies : l'une, sur le cinéaste Werner Herzog, l'autre sur l'auteur Philip K. Dick, toutes deux écrites dans sa vingtaine. Je ne les ai pas lues. Comme souvent quand un auteur plaît, on en lit le plus possible pour saisir le phénomène dans sa globalité. Je distingue deux périodes dans l’œuvre de Carrère (pour l'instant), disons pour faire simple la jeunesse et l'âge mur.

Bravoure (1984). Carrère romance l'histoire de l'accouchement du Frankenstein de Mary Shelley, terriblement romantique. Mary, jeune fille de 19 ans un peu perdue dans la coterie romantique de Byron et Shelley sur les bords du lac Léman, un soir d'été, relève le défi d'une soirée arrosée : écrire ce qui deviendra son chef d’œuvre et un succès mondial, éclipsant même la célébrité de son mari (sauf peut-être en Angleterre, ou la poésie romantique de Percy Shelley est aussi célèbre que celle de Byron, Keats ou Wordsworth). Le genre : roman historique, avec vampires et créatures morbides derrière les placards. Mon avis : un roman de jeunesse un peu épais, avec quelques passages héroïques sur le médecin de Byron, véritable héros du livre (ce serait lui qui aurait écrit le Frankenstein).

La Moustache (1986). Un type se réveille un matin et rase sa moustache, mais tout le monde croit qu'il l'a toujours. J'avais vu le film qui m'avait bien plu. Le genre : quotidien fantastique. Mon avis : nouvelle burlesque, légère, qui questionne les faux-semblants et notre perception de la confiance dans les rapports humains.

Hors d'atteinte ? (1988). Une professeur de collège se met à jouer au casino. Le genre : drame de la petite bourgeoisie à la Chabrol. Mon avis : l'histoire est d'une banalité crasse, et pourtant on entre dans la tête de cette pauvre dame comme on relirait quatre Tintin à l'affilée, le récit glisse tout seul. On le reprendrait avec le plaisir intact de la première fois.

Assurément, les romans de la maturité constituent le meilleur de Carrère. Ses tropismes s'affirment, à savoir : un goût pour le fait divers, la famille, la Russie, parler de lui, de sa vie, de ses conquêtes, des relations de couple en général.

La Classe de neige (1995). Court récit décrivant une classe de neige, avec progression dans l'horreur au fur et à mesure qu'on avance dans la découverte de qui est le père du petit garçon héros du récit. Le genre : fait divers glaçant. Mon avis : cette nouvelle est parfaitement équilibrée, sa construction est maîtrisée comme les films d'Hitchcock les plus classiques. Mais lisez un Astérix juste après sinon le cauchemar est assuré.

L'adversaire (2000). la vie et l’œuvre finale de Jean-Claude Romand, qui a tué toute sa famille avant de vouloir se suicider. Manque de pot pour lui, il a survécu à ses horribles crimes. Il est aujourd'hui derrière les barreaux, et Carrère l'a rencontré pour écrire son histoire. De ce personnage odieux et injustifiable Carrère parvient à faire une sorte d'aventurier des temps modernes. Le genre : fait divers plus glaçant encore que celui qui a nourri le livre précédent. Mon avis : le danger du bon romancier est qu'il fait parvenir ses lecteurs à l'empathie avec les ordures.

Un roman russe (2007). Au prétexte d'un film documentaire sur un bled paumé en Sibérie, Carrère part enquêter sur le secret de famille numéro 1 : le cas de son grand-père maternelle qui a eu une conduite peu honorable pendant la seconde guerre mondiale. Le genre : voyage au fond des abîmes familiaux. Mon avis : énorme introspection, grande histoire d'une famille à notre époque. Ce livre vaut en essence Le premier jour du reste de ta vie, le film de Bezançon : il pourrait être l'histoire de votre famille.

D'autres vies que la mienne (2009). Des gens banals ont demandé à Carrère d'écrire le récit de leur vie. Le genre : fresque contemporaine du quotidien de français moyens et extraordinaires, des gens très attachants, que l'on pourrait connaître. Mon avis : cet avocat spécialisé dans le surendettement, je suis pas près de l'oublier. Ce livre est très émouvant humainement parlant, il crie à toutes les pages pourquoi la vie vaut d'être vécue.

Limonov (2011). Le meilleur Carrère jusque là ? C'est une bombe. Edouard Limonov, né pendant la seconde guerre mondiale, est haut en couleur, romanesque par tous les pores de sa peau. Poète dans sa jeunesse, terroriste révolté sous Brejnev, écrivain idole de l'underground soviétique dans les années 80, militant extrémiste puis anti-Poutine de nos jours, Limonov a tout fait. Il a vécu aux quatre coins du monde, rencontré les grands, participé à la guerre de Yougoslavie, fréquenté les prisons russes, voulu sans aller bien loin (parce qu'il est avant tout un raté...) prendre le pouvoir en Russie. Son histoire tient de l'épopée, et pourtant ainsi qu'il en convient lui même, quelle vie de merde ! Carrère connaissait bien le personnage, rencontré dans les années 80 et ces dernières années. Le genre : vie et destin d'un loser russe, de 1945 à nos jours. Mon avis : époustouflant. On s'attache encore au personnage plus que de raison, quand rien de sa vie au premier abord ne paraît devoir retenir l'attention.

Le charme d'Emmanuel Carrère tient à plusieurs choses. Une constatation, déjà : hormis son milieu plutôt littéraire, peu ou prou dans une vingtaine d'années nos vies à tous devraient être assez proches de la sienne actuellement. Sur un strict plan littéraire, Carrère est un conteur. Avant tout, dans chacun de ses livres il vous raconte une histoire. Pas de chichi dans son écriture : elle n'est pas affutée comme celle de Simenon ou d'Echenoz ; Carrère n'est pas un styliste comme Dantzig ou Barnes ; non, tout est simple et franc. Son parler est familier (Les mots bite et chatte reviennent souvent sous sa plume...mais pas seulement) mais pourtant il n'est jamais vulgaire. Sans sophistication particulière, les choses sont dites telles qu'elles sont. Le tour de force de ses romans de la deuxième période, c'est qu'en même temps que court la narration, Carrère nous raconte sa vie qui s'imbrique naturellement dans le récit sans que ça paraisse ennuyeux (alors qu'elle n'a en elle-même aucun intérêt). Cela fait écho à ce qui advient aux personnages de ses livres, et renvoie à nos propres vies. Tous les doutes de cet être humain pas très sympa mais avec qui on se découvre une proximité au détour d'une pensée, d'un acte anodin, répondent à l'histoire qu'il raconte. Carrère est l'un des grands auteurs français de sa génération.

samedi 10 mars 2012

Fernando Pessoa : personne et tout le monde à la fois

Fernando Pessoa (1888—1935) relève du genre poète à malle. Saint-John Perse avait la sienne, où il laissait ses manuscrits non destinés à une tentative de publication (et ils y restèrent) ; Emily Dickinson aussi, entassait ses quatrains dans une malle, qu'on a trouvée à sa mort pour en publier toutes les feuilles. Pessoa, lui, était à sa mort un quasi-inconnu. Il a laissé toute sa production ou presque dans une grosse malle. Résultat des courses : aujourd'hui, le contenu de la malle, que l'on a commencé d'éplucher en détail en 1968 seulement, n'est pas encore fini de publier au Portugal. Il faut dire qu'il ne comprend par moins... de 27 543 textes !

Pessoa est l'un des géants de la littérature mondiale, l'égal de Proust ou de Kafka pour citer des auteurs comparables. L'immense majorité de son œuvre est constituée de poésie. Ce dont on a peu à peu pris conscience, tandis que l'étude de son legs progressait (même si quelques lecteurs portugais dès les années 1920 à 1940 ont pu commencer d'en prendre la mesure), c'est que Pessoa n'était pas un mais de multiples écrivains tout à la fois. Pessoa s'est donné, tôt, des hétéronymes, par opposition à Pessoa lui-même qui est le poète orthonyme. Un hétéronyme ? c'est Pessoa qui écrivait, mais en tant qu'un autre écrivain, lui donnant une vie, une biographie et un style d'écriture propres. On dénombre environ 80 hétéronymes dans l’œuvre de Pessoa, qui côtoient le poète orthonyme et le complémentent en présentant, éclairant autant de facettes différentes de cet écrivain protéiforme. Les hétéronymes ont souvent correspondu à des périodes de sa vie ou à ses états d'esprit. Une telle schizophrénie démultipliée est fabuleuse : comment peut-on se diversifier, se répandre en autant de personnalités et d'écritures aussi diverses ? Parce que Pessoa parvient à caractériser pleinement l'écriture de chaque hétéronyme, à leur donner même une évolution littéraire, et cela force l'admiration. Il n'est déjà pas facile d'écrire en tant que soi-même et d'essayer trouver une constance dans sa propre prose...

Parmi tous les hétéronymes, certains ont plus écrit que d'autres. Les plus connus sont Alexander Search (hétéronyme anglais ; Pessoa parlait l'anglais couramment), Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos.

Caeiro est un poète mystique, qui veut faire table rase de toute poésie précédente. Son œuvre veut se rapprocher le plus possible des choses de la nature telles qu'elles sont, sans aucune intervention qui viserait à lui apporter un sens. Les poèmes de Caeiro sont par conséquent très épurés, débarrassés de toutes les scories, références ou symboles qui pourraient être attachés aux choses qu'elles évoquent.

Reis est un poète hédoniste, jouisseur, adepte du carpe diem. Son maître est Caeiro. Il a écrit de très nombreuses odes regroupées en recueil ou éparses, qui adoptent parfois un style galant (comme certains écrivains légers de la période des Lumières). C'est parfois assez drôle, mais c'est certainement involontaire.

Campos est le poète voyageur, viveur par excellence, qui veut embrasser le monde entier dans la force de sa prose. Il a tout vécu, il est allé partout, il est ouvert au monde, à sa diversité ; il ne veut connaître que l'universel. Campos est le plus connu des hétéronymes de Pessoa, et il apparaît comme une version hypertrophiée de Pessoa lui-même, exaltant ses envies, ses peurs, ses amours, ses doutes. Les grandes odes d'Alvaro de Campos sont, toutes littératures confondues, parmi les textes les plus bouleversants que je connaisse. L'Ode maritime, notamment, est un texte d'une grandeur, d'une puissance évocatrice écrasantes, qui balaient tout sur leur passage. Un homme, Campos, y raconte ses voyages, qui sont tout autant réels que fantasmés. Ce sont tour à tour voyages au long cours, tourments intérieurs, cris d'amour et d'effroi devant le monde et les hommes, soleil couchant et îles lointaines paisibles. On ne ressort pas indemne de la lecture de ces quelque trente pages, dont même un non-lusophone (comme moi) peut goûter de lire le texte d'origine et d'imaginer ses sonorités douces et chantantes. Comme Campos, quand il se souvient et s'invente ces lointains perdus ou rêvés.

mercredi 15 février 2012

Un essai sur la photographie

J'avais connaissance de l'existence d'un écrit de Roland Barthes sur la photographie, sans l'avoir jamais lu jusqu'à il y a peu. Mathieu Lindon l'évoque dans Ce qu'aimer veut dire, Hervé Guibert dans plusieurs de ses livres sans que je sache dire lesquels. C'est La Chambre claire, sous titré Note sur la photographie.

De Barthes, on me dit que son opus magnum, Mythologies, est excellent mais il attend toujours sur ma pile ; j'avais lu Le Degré zéro de l'écriture étant étudiant, un essai de sémiologie pas facile, et plus que le caractère ardu de l'écriture je n'avais pas franchement été conquis par le contenu. Dix ans plus tard, je regrette de m'en être séparé, j'ai dû le lire un peu vite (et qu'en avais-je compris alors ?) et je le reprendrais bien à la lumière d'autres lectures. Mais, revenons à nos moutons : un ami m'a offert cette Chambre claire (sans qu'il sache peut-être à quel point ça me faisait plaisir), aussitôt lue.

Note sur la photographie, au singulier : ce sous-titre correspond particulièrement bien au texte. C'est une réflexion, une pensée certes construite et développée, mais sous la forme d'un petit mémoire, un truc sans prétention, pas trop long. Barthes se demande la spécificité de la photographie par rapport aux autres arts ; au-delà, en convoquant quelques concepts de phénoménologie, il en fait un objet de conscience afin de pouvoir en dénicher le sens. On chemine avec lui, on s'agace en passant des quelques expressions latines inutiles ou du jargon phénoménologique pour le jargon qui émaillent le livre, et qui pourraient être reformulés. (Cela contribue certainement au fait qu'un Charles Dantzig trouve que Barthes écrit comme un pied...) L'acuité de l'argumentation, la justesse des remarques prime ces quelques détails : je recommande à tout amateur de photo ces quelques pages lumineuses.

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