Fantasme

Au moment de la nécessité du sommeil, près de T. endormi, dans ma résistance au sommeil me vient l’idée que les mains de l’étrangleur pourraient être mes mains aussi, que les mains de l’étrangleur sont d’abord des mains communes qui se parent tout à coup d’une particularité monstrueuse qui en fait des mains molles et blanches, lâches, absolument intouchables : T. couché sur le ventre près de moi et me rejetant, seul dans mon tourment, par la quiétude et la régularité de son souffle, il s’en faudrait d’un rien que je me retourne vers lui et que mes mains deviennent des mains d’étrangleur, c’est contre la rapidité de cette mutation qu’il faut alors lutter. Je vois les mains de Lucien Léger, l’étrangleur de mon enfance, elles ont été photographiées, on les a vues dans les journaux, et la vue de ces mains devrait déclencher la répulsion, la haine. Sa mère, sa fiancée avaient dû dire aux journaux que ces mains, avant le crime, étaient les plus douces qu’elles connaissaient, qu’elles n’auraient pu ôter la vie d’un insecte, qu’elles étaient caressantes. Mes mains à moi sont d’abord des mains d’écrivain : en les examinant, on ne diagnostiquerait pas le crime, mais l’écriture, on identifierait cette petite bosse, sur la face interne du majeur qui marque la pression répétée du stylo, et le bout de l’index raboté par les touches de la machine à écrire, l’ongle diminué par la frappe. Avant l’exercice de l’écriture, la petitesse de ces mains les destinait à la musique, ou à la chirurgie. Mais sitôt le crime consommé, il faudrait trouver à ces mains la particularité physique du crime, et sans doute alors tirer l’écriture vers le crime, et voir dans la petite bosse du majeur ou dans la diminution de l’index la preuve d’une pratique vicieuse, comme la paume enserre le sexe, comme la paume de la main droite se trouve soudain creusée par la manipulation, par la familiarité du sexe, comme le creux de la main peut trahir la jouissance, comme le plaisir peut s’imprimer dans la main, l’écriture deviendrait un exercice préparatoire au crime, et le crime s’imprimerait entre les doigts, dans la callosité et la maigreur de leurs phalanges, dans l’écartement préalable du pouce et de l’index, relevé à l’équerre, et dans leur force, comme si une âme malfaisante les habitait.

(Dans le film Les mains d’Orlac, on greffe au pianiste virtuose Orlac, qui vient de perdre ses mains dans un accident, les mains d’un étrangleur qu’on vient de décapiter. Les mains ne répondent plus à la musique, mais à l’instinct du crime.)

                                                          Hervé Guibert, Le mausolée des amants.