La future ex-femme de ma vie

Elle est nécrophile.

Elle et moi, nous sommes déjà comme un vieux couple. Un vieux couple de quatre ans.

Je ne connais pas son vrai prénom. Mais dans ma tête, dans mon cœur, elle s'appelle Huguette. Huguette... Comme Madame Maillard, ma professeure de SVT au lycée. Jamais je ne suis passé aussi près de l'hétérosexualité qu'avec Huguette. Quel émoi lorsqu'elle avançait à pas chassés, de profil, devant le tableau : elle était belle comme ces personnages amusants des bas reliefs égyptiens. Quel frisson lorsqu'elle pointait du bout de sa craie tel ou tel schéma : ses chairs molles qui pendouillaient et tremblottaient sous son bras tendu laissaient imaginer mille jeux inédits. Quelle fierté lorsqu'elle vous appelait pour que vous veniez chercher votre copie à sa paillasse : Il est content de lui, Simonin ? - et Simonin de se prendre pour un grand duc, un roi, un empereur, un pape, un de ces personnages importants dont on ne parle qu'à la troisième personne, un prince de Monaco ! C'est Huguette qui m'a fait découvrir le wombat, c'est Huguette qui ne m'a pas fait retenir la différence entre la mitose et la méiose, c'est à Huguette que j'ai appris avec Olivier comment se négocient les rond-points. Huguette...

Huguette et moi, donc, nous sommes désormais comme un vieux couple. Un vieux couple de quatre ans.

Nous nous sommes apprivoisés, elle et moi, nous nous sommes habitués, nous nous sommes accoutumés. Je sais ce qu'elle va dire avant qu'elle ne le dise, par exemple. Pas toujours, pas partout, mais souvent. C'est une routine dans laquelle nous sommes tombés. Les routines sont dures à éviter : mon ami Sylvain et moi comptons toujours les (vingt-quatre) colonnes du Palais de Justice de Lyon lorsque nous passons à proximité. Huguette, elle, s'amuse à nommer les lieux, les rues, les monuments. Garibaldi. Oui, Huguette, nous y sommes...

Huguette et moi, nous sommes véritablement comme un vieux couple. Un vieux couple de quatre ans.

Alors pour maintenir la flamme, parfois, Huguette me fait des surprises. Depuis quelque temps - combien de temps ? trois semaines ? un mois ? combien de temps l'a-t-elle fait sans que je le remarquasse, obstinément, patiemment, en se retenant de pouffer de rire, en imaginant ma surprise le jour où... Depuis quelque temps, elle a entrepris de ne plus dire Place Guichard - non ! c'était trop simple pour Huguette ! Place Guichard : bourse du travail. À croire qu'elle voudrait que je l'y emmène assister à un concert. Sacré Huguette...

Huguette et moi, nous sommes pesamment comme un vieux couple. Un vieux couple de quatre ans.

Je sais bien qu'elle me trompe. Ou qu'elle m'a trompé. Il n'y a qu'à l'entendre sussurrer sensuellement les noms de ses anciens amants. Foch. Ampère - Victor Hugo. Mais je lui pardonne ces écarts. Car sans elle je serais perdu. Comme cette fois où je me croyais encore à Part-Dieu et qu'elle m'a dit d'un ton plein de reproche Brotteaux. Sur le moment, je ne l'ai pas crue - on ne reconnait jamais ses torts dans un vieux couple - je lui ai répondu méchamment : Comment ça, Brotteaux ? Mais elle avait raison, évidemment, et les gens autour de nous ont ri de moi.

Huguette et moi, nous sommes insupportablement comme un vieux couple. Un vieux couple de quatre ans.

Il y a un détail, pourtant, qui m'horripile, chez Huguette. Un petit rien. Un rien du tout. Mais qui jour après jour me tend et me retend les nerfs. Pourquoi a-t-elle besoin de crier, parfois ? C'est sur la ligne D : Saxe-Gambetta : correspondance ligne B, direction Charpennes, STAde de Gerland. Pourquoi STAde ? À chaque fois, elle m'écorche les oreilles. Pourquoi ? Pourquoi !

Huguette et moi, nous ne serons bientôt plus un vieux couple.

Rien que pour échapper à ses hurlements, je pense de plus en plus souvent à m'enfuir. À la quitter, à la laisser dans ses souterrains, à refaire ma vie avec Ghislaine. Ghislaine, c'est comme ça que j'appelle, dans ma tête, dans mon cœur, la voix du tramway. Ghislaine...

Ghislaine et moi, nous ferions un bien joli petit couple.

Commentaires

1. Le mardi 28 juin 2005, 07:54 par saxeco

Joli. N'oublie pas Huguette aux charpennes qui n'a pas le temps de donner toutes les informations avant l'arret du métro B. "Charpennes, Charles Hernu. Correspondance ligne A direction perrache ou laurent bonnevay-astrobale. Correspondance tram T1 direction perrache ou IUT Feyssine. Attention, ouverture des portes à droite dans le sens de la circulation." Pauvre Huguette.

2. Le mardi 28 juin 2005, 09:27 par mAnU

Apprends lui à prononcer "funiculaire" et on en reparle.

3. Le mardi 28 juin 2005, 14:05 par Stitch

Aucun rapport avec le renard, ça.

4. Le mardi 28 juin 2005, 19:44 par Monster Bill

Mais, ça veut dire qu'Huguette a remanié son discours ? Mais ça veut dire alors qu'on a une chance qu'elle fasse les pauses de ponctuation correctement et qu'on a plus l'impression que Charles Hernu se trouve au Stade de Gerland et non pas à Charpennes ? (A moins que ce ne fut l'IUT Feyssine à Perrache au lieu d'être à la Doua...).

5. Le mardi 28 juin 2005, 20:25 par Pierre

La folie t'Huguette

6. Le jeudi 30 juin 2005, 09:24 par Virginie

Tout mais pas Ghislaine...