Gastronomie

Je suis un aventurier qui s'ignore.

Il y a au bout du pont Lafayette, côté Presqu'île, un camion où l'on peut, à toute heure de la nuit, acheter pour trois fois rien de la viande carbonisée, des frites surgelées et du pain rassis. Mais, surtout, c'est pour l'aventure que l'on paye. Pour les sensations. Cela sent le graillon, le canabis et la vinasse : c'est votre repas qui grille, c'est le mégot qui pendouille aux lèvres de votre cuisinier, c'est votre voisin qui oscille dangereusement à votre droite.

Vous avez traversé le nuage de moustiques, de moucherons, de bestioles, de trucs et de machins qui tournoient autour des néons et du poivraud, vous approchez de l'étal, vous jetez un œil à la viande. Pas trop longtemps, cependant. Il serait ridicule de fuir si vite. Les escaloppes étaient encore roses - va pour une escaloppe. Tomates, salade, oignon ? Bien sûr, ce sera l'alibi diététique. Des frites ? Bien sûr, ce sera l'alibi gastronomique. Quelle sauce ? Question stratégique ! Harrissa - il est déjà merveilleux qu'on puisse survivre à l'ingestion de quelque chose d'aussi fort, comment croire que des microorganismes pourraient y vivre ? Harrissa, ce sera l'alibi antiseptique.

On coupe devant vous un bout de pain dont la croûte s'écaille par plaques entières, on le tartine de harrissa avec le manche d'une fourchette bouffée par la corrosion, on le bourre de salade flétrie, d'oignons noircis, de tomates liquéfiées. Et on le pose sur la plaque chauffante qui luit du suc des précédents repas, à côté de votre escaloppe, des merguez de l'ivrogne et de la viande de la demoiselle à votre gauche. L'intrépide a demandé de la sauce blanche : en la voyant tomber à gros grumeaux de la louche à son pain, la pauvre pâlit sensiblement. Un beau jeune homme asiatique arrive, commande, est servi le premier, repart en nous souhaitant bonne soirée. L'ivrogne reste, son odeur s'étale, la demoiselle semble nauséeuse.

On sort des frites anciennes du bain d'huile. Des petites choses noires, rabougries, crochues. Des doigts de sorcière frits, peut-être, ou des patates de Pompéï. Vous n'avez pas le temps de les voir, tout de suite la poubelle. On remplit le panier de frites surgelées - le sachet était dans l'évier. Ce n'est pas la cuisson qui les colorera. L'huile, seulement, qui les vernira. Vous les mangerez brûlantes mais crues, surgelées à cœur les mauvais jours.

De toute façon, vous n'en mangerez pas le tiers. Lorsqu'on vous tend votre sandwich dans un sopalin transparent à force d'être gras, les frites débordent déjà, s'enfuient, quittent votre repas comme des rats un navire. Vous n'en mangerez pas le tiers : le reste pavera de briques dorées le chemin qui conduit du camion à chez vous. There's no better place than home. Surtout pour y être malade. Au mieux, la harrissa vous réveillera toutes les heures, et vous boirez des litres et des litres, et vous pisserez encore et encore. Au pire, vous dormirez aux toilettes, accoudé à la cuvette. Vous vous réveillerez au petit matin plus fatigué que jamais, le corps endolori, la bouche pateuse. Franchement patraque mais surpris et heureux d'avoir survécu.

Je crains tout à coup de ne pas être clair. Comprenez-vous combien j'aime ces sandwiches du pont Lafayette ?

Car je les aime. Comme j'aime l'alcool, à en vomir parfois. Comme j'aime les hommes, à en pleurer parfois. Comme j'aime la vie, à en mourir un jour.

Que serait une vie sans excès ? Une vie sans Stokowski ? une vie sans poivre pour réveiller les champignons surgelés ? une vie sans coups de fils passés à la sortie d'une gare après une trop longue attente ? Serait-ce vraiment une vie ?

Commentaires

1. Le mardi 5 juillet 2005, 11:38 par Camille

Avec plein d'herbes de provence, les champignons ? Et des escalopes de dinde ? Quand est-ce que tu m'invites ?

2. Le mardi 5 juillet 2005, 14:28 par mAnU

Fais gaffe à pas tout mélanger quand même. Genre dévorer la vie, boire un mec, vivre l'alcool et sortir avec un panini.

3. Le mardi 5 juillet 2005, 23:00 par Val

et mourir d'amour et d'eau fraiche

4. Le mercredi 6 juillet 2005, 19:36 par Bibi@Nancy

y'a de l'origan pour pas plus cher dans tes sandwichs ?