Dyslexie romane

Romain s’est pris d’une passion pour l’art roman qui complète efficacement notre mode de tourisme sous-préfectoral : une fois photographiées la sous-préfecture elle-même, la caisse d’épargne et – les jours fastes – les nouvelles galeries, il nous reste à visiter alentours une litanie d’abbayes, de prieurés, d’églises, de paroisses et de chapelles. Qui aurait cru qu’il puisse en subsister autant ? La province croule sous les tympans sculptés, les chapiteaux historiés et les modillons figurés. Moins que l’influence de Cluny, c’est un interminable cordon de billettes qui relie tous ces patelins ignorés.

Je me moque un peu, mais c’est que cette frénésie de visite a réveillé chez moi deux vieux complexes.

Le premier est le plus intime et le plus général à la fois. C’est un bête complexe de classe qu’on pourrait résumer ainsi : la crainte d’avoir le même goût que ma mère. Disons, pour simplifier, une attirance suspecte pour les couleurs vives et l’anecdotique. Oui, oui, charmant, le petit âne naïf de ce chapiteau, mais as-tu vu l’intensité du bleu de cette voûte ? (Badigeon XIXe, avec étoiles dorées, le tout restauré l’année passée.) Et là, dans cette chapelle, la guirlande électrique qui couronne la Vierge !

Le second n’est plus tant un complexe qu’un handicap mineur dont je découvre à l’occasion de nouveaux champs d’application. Mon inaptitude à reconnaître les lieux et à retenir les toponymes ne se traduit donc pas qu’en une absence totale de sens de l’orientation. Sitôt passés le virage ou la butte qui font disparaitre derrière moi le dernier hameau visité, son église se fond déjà dans toutes les autres : la départementale n’est bientôt plus qu’une longue nef à caractère prioritaire à laquelle des transepts cèdent de loin en loin le passage.

Le soir, avant de m’endormir, j’essaie de faire le tri dans mes souvenirs : cette mise au tombeau si belle, m’avait-elle ému dans cette église où volait la chauve-souris ou dans cette chapelle à côté de la vieille pompe à incendie ? ce vitrail dont le lion m’avait tant plu, quel saint représentait-il ? de tous ces Christ en mandorle, lequel était encadré de saints aux bras trop longs ?

À mesure que le sommeil me gagne, les questions se font plus absurdes ; les modillons commencent à me poursuivre dans le déambulatoire : le vieil homme barbu, le loup qui tient dans sa gueule une hostie et la vache qui broute une sorte de pomme ; sur leur vitrail, Saint-Marc et Saint-Jerôme se disputent et s’accusent l’un l’autre de s’être volé leur lion ; boudant dans une absidiole, Saint-Bernard se plaint d’on ne sait trop quoi : on ne l’y reprendra pas de Cîteaux ; dans sa chapelle, la Vierge fait de la corde à sauter avec sa guirlande qui clignote à chaque tour.

Au matin, tout est perdu : à tout jamais, le Bourbonnais ne sera plus pour moi qu’une seule et même église peinte.

Commentaires

1. Le mercredi 15 juillet 2020, 11:51 par RomainT

Un rectificatif : mon goût pour l’art roman est très ancien ; pour ce qui est du côté “obsessionnel”, il est bien naturel de profiter de l’Auvergne et de la Provence voisines !