Triptyque ensablé

Volet deuxième : de la délicatesse.

Le sable date de la plus haute Antiquité : la lecture, l'écriture et les mathématiques lui sont bien postérieurs.

Dans la cour de l'école Victor Hugo, à Clermont-Ferrand, comme un château au milieu d'une plage, une cage à poules dominait le bac à sable. Ses tubes d'acier avaient un jour été recouverts de cette peinture verte pour bancs publics qui s'écaille à gros copeaux : sous cette peau, la rouille brune et noire perçait. Ce camouflage quasi militaire augmentait le prestige de la chose. En fin de récréation, les aventuriers qui en entreprenaient l'ascension avaient les ongles verdis et, sur les mains, une odeur de ferraille dont ils s'enivraient jusqu'au goûter.

Dans cette cour, comme dans toutes les cours sans doute, les garçons jouaient au ballon. Sauf ceux qui n'y jouaient pas : pour eux, le bac à sable était un havre, une réserve, sur lesquels veillait la haute silhouette tubulaire de la cage à poules. Il y avait toujours là quelques gamins paisibles et quelques fillettes qui gazouillaient. Ils se livraient à un travail de grande patience : de leurs petites mains immatures, ils travaillaient lentement, longuement, opiniâtrement, le sable pour en extraire la part la plus précieuse. Les dangers étaient nombreux, les risques étaient immenses : les balles qui arrivaient de tous côtés, les marronniers qui bombardaient sans cesse, les adultes qui réprouvaient le labeur de ces tendres mineurs.

Ils extrayaient le doux-doux. Le doux-doux, c'était le sable le plus fin, la poussière la plus ténue, la brume à peine minérale qui restait au fond du bac à sable lorsqu'on avait écarté tous les grains grossiers. Il s'agissait de s'asseoir fermement dans le sable, de se tortiller un peu pour avoir le derrière bien calé, et de balayer de la main. D'un côté puis de l'autre, et encore, et encore : on agrandissait la carrière, on poussait les gravas sur les bords, le doux-doux apparaissait. Du bout du doigt, on en faisait alors de petits tas précieux qu'il fallait protéger du vent. C'était notre trésor, c'était le doux-doux.

Fatalement arrivaient la fin de la récréation et l'heure du goûter. Jeunes mais philosophes, nous abandonnions notre trésor aux rigueurs de la nature, tels ces moines himalayens qui passent leur vie à dessiner des tableaux incroyables en sable coloré et qui les balaient sitôt finis. Le doux-doux nous apprenait la patience et le détachement des choses matérielles : sans un regret, nous laissions nos tas de doux-doux  au pied de la cage à poules. Les pies et les pigeons venaient se battre dedans. Nous rentrions en classe et, avidement, nous nous jetions sur le verre de lait qu'on nous tendait : il redonnait vie à notre bouche poussiéreuse et asséchée ; il avait comme un petit goût de silice qui nous le rendait doux, doux...

Commentaires

1. Le mardi 3 avril 2007, 23:29 par Gotty

Quel doux-doux délire !

2. Le mercredi 4 avril 2007, 11:03 par Monster Bill

C'est terrible une telle nostalgie ! Elle déborde. Elle éclabousse. On s'en prend plein yeux, plein les souvenirs.

Ca les réveille, les souvenirs, de recevoir cette nostalgie sur la tête, alors qu'ils se reposent paisiblement dans un coin de cerveau. Et comme ils sont dérangés dans leur repos, ils sont bougons. Voilà qu'ils déversent, à leur tour, des flots de nostalgie. C'est à qui en produira le plus. A qui éclaboussera le plus loin. A qui touchera le plus grand nombre.

Et nous voilà tous submergés par un raz de marée de souvenirs. Une tornade de sable, un orage de ballons, un labyrinthe de cage à poules. Le tout baigné par un embouteillage de Majorettes et menacé par un éboulement de billes.

Nous ressassons ces doux doux souvenirs. :-)