Le Guépard

Giuseppe Tomasi di Lampedusa a écrit son seul roman, Le Guépard, à la fin des années 1950. Ce récit assez bref décrit la croisée de deux mondes, celui d’une aristocratie sicilienne en perte de vitesse après les événements qui ont conduit à l’unification de l’Italie, à partir de 1860, et le nouvel état italien. L’auteur puise dans sa famille pour camper des personnages hérauts de leur époque, ancrés dans leur temps, parfois ouverts aux évolutions modernes. On suit tout par l’œil du patriarche, le Prince Salina, qui doit justement s’adapter à des mœurs qui ne sont plus celles de son passé et qu’il a connues, même si cela ne l’empêche pas de déplorer le tour que prend la fin de son siècle. 

Un récit proche me revenait constamment en mémoire, à la lecture de ce Guépard : La Marche de Radetsky, de Joseph Roth. Ou le déclin de la famille von Trotta, conjoint à celui de l’Autriche, du XIXe siècle à la première guerre mondiale. Perspectives similaires, souffle épique, personnages plus grands que leur temps et qui essaient de s’y adapter ou refusent cette adaptation, emportés et finalement balayés par la tempête de l’histoire qui enterrera leur nom et leur trace.

J’ai lu le Guépard avec grand plaisir, mais je trouve que Lampedusa est loin de parvenir aussi bien que Roth à décrire l’effet des bouleversements de l’histoire à l’échelle d’une famille aristocratique. Roth décrit des scènes apocalyptiques entre le père et le fils von Trotta, on a l’impression qu’il a intériorisé le drame du changement dans ses personnages au point qu’ils sont l’histoire. Roth aurait raconté l’histoire de l’empereur François Joseph soi-même qu’il aurait eu les mêmes accents, qu'il aurait laissé venir les mêmes scènes grandioses sous sa plume. Chez Lampedusa l’histoire est certes vécue, subie, observée, commentée ; chez Roth elle est le paysage dont les personnages et ce qui leur arrive sont tout : arbres enracinés dans la terre, collines, oiseaux, montagnes au fond du cadre, vent dans les feuilles mortes et boue torrentielle des ruisseaux en crue. Il y a plus de distance chez Lampedusa, plus de demi-teinte. C'est probablement justement l'effet qu'il voulait obtenir ; le contre-coup est que je me suis senti parfois un peu laissé sur le carreau. Il faut que je voie le film, qui apportera un éclairage sur le livre, la vision d'un cinéaste d'une œuvre littéraire en étant a minima un commentaire à connaître. Je vais me relire Kaputt, tiens, j'en serai quitte pour nettement moins de demi-teinte.